Entre femmes et hommes, une égalité professionnelle… réservée à l’élite
Les politiques de lutte pour l’égalité femmes-hommes au travail se sont concentrées sur le plafond de verre des cadres, négligeant d’autres enjeux comme la persistance de métiers fortement genrés et le temps partiel subi.
Un trompe-l’œil ? A première vue, le monde du travail est l’un des domaines où les inégalités femmes-hommes semblent avoir le plus évolué ces dernières années : le hashtag MeToo s’est propagé après que des femmes ont témoigné de situations de violences dans leur milieu professionnel, le cinéma.
L’acronyme VSS, désignant les violences sexistes et sexuelles, est devenu relativement courant dans les entreprises, alors qu’il y était totalement inconnu il y a quelques années. Un index a vu le jour en 2018, qui évalue les progrès de l’égalité professionnelle dans les entreprises.
« Il y a bel et bien une prise de conscience du sujet », confirme Sophie Pochic, sociologue et directrice de recherche au CNRS-Centre Maurice Halbwachs. Mais, nuance sa collègue Laure Bereni, il serait faux de dire que l’intérêt pour la question est complètement nouveau.
« Dès la fin des années 1960-début des années 1970, on a assisté au développement d’un féminisme d’Etat, c’est-à-dire d’instances chargées des droits des femmes. Or, ce féminisme d’Etat a donné la priorité à l’égalité professionnelle et salariale. »
Une priorité qui s’explique par son importance dans le dialogue social français :
« L’enjeu de l’égalité salariale était en effet l’élément le plus facile à intégrer dans les actions des syndicats, et en particulier dans les négociations collectives », précise la sociologue.
Ainsi, en quarante ans, des lois se succèdent, comme l’emblématique loi Roudy de 1983 qui oblige les entreprises de plus de 50 salariés à mesurer chaque année les inégalités.
Les politiques publiques restent focalisées sur le seul enjeu de l’égalité salariale, négligeant d’autres dimensions des inégalités de genre au travail
Mais ces politiques publiques restent focalisées sur le seul enjeu de l’égalité salariale, négligeant d’autres dimensions des inégalités de genre au travail. Surtout, « ça reste des politiques de façade, regrette Laure Bereni. Elles ont très peu d’effet sur les inégalités réelles entre femmes et hommes dans le monde du travail ».
Car « pendant longtemps, on est resté au stade de l’incitation sans contrainte : les employeurs ont toujours renâclé à agir une fois les inégalités mesurées », estime Sophie Pochic.
L’argument de la performance
Depuis les années 2000, le ton est légèrement monté. La loi Génisson (2001), renforcée en 2006, oblige par exemple les partenaires sociaux à ouvrir des négociations en faveur de l’égalité professionnelle en entreprise, sous peine de sanction.
Les réformes successives des retraites (1995, 2003, 2010) forcent il est vrai à faire le constat, chaque fois renouvelé, de la persistance des inégalités de salaire et de carrière.
Dans les années 2010, toutefois, un nouveau tournant a été pris : la lutte contre le plafond de verre. Les femmes très diplômées sorties des grandes écoles ont progressivement pris conscience que malgré leurs compétences et leurs résultats, l’accès aux derniers cercles du pouvoir leur était hors de portée.
« Elles se sont mobilisées en réseau, pour convaincre les pouvoirs publics et les hauts fonctionnaires de mettre en place des mesures exigeantes : les quotas, reprend Sophie Pochic. Pour convaincre le capitalisme financier de cette transformation majeure, elles se sont adossées à un discours bien précis : défendre l’égalité non pas pour des principes politiques ou de justice sociale, mais pour des raisons de performance. »
Autrement dit, en se privant des femmes, les entreprises passeraient à côté de talents et de compétences contribuant à l’efficience – financière, économique et commerciale – de la firme.
« Certains cabinets de conseil ou professeurs de gestion ont établi un lien positif entre le taux de féminisation de l’encadrement et les performances de l’entreprise, s’appuyant sur des chiffres parfois discutables », poursuit la sociologue.
Il n’empêche, l’argument probusiness a réussi à persuader les plus réticents, notamment ceux qui ont pour logique de maximiser les profits financiers.
Les textes législatifs se sont alors enchaînés : loi Copé-Zimmermann sur la féminisation des conseils d’administration en 2011, loi Sauvadet sur la nomination aux postes de direction de la haute administration en 2012, loi Rixain instaurant des quotas dans les instances de direction en 2021.
Le problème, c’est que ces politiques publiques « ont tendance à ne bénéficier qu’aux femmes cadres supérieures. La loi Rixain, par exemple, concerne moins de 10 000 femmes !, déplore Sophie Pochic. Elles promeuvent une égalité élitiste, qui ne modifie en rien les inégalités subies par les femmes situées plus bas dans les organigrammes. »
La ségrégation professionnelle, par exemple, reste un impensé des politiques d’égalité. Pourtant, la persistance de métiers très féminisés ou très masculinisés renforce les stéréotypes de genre, favorise la non-reconnaissance et la dévalorisation des compétences, et participe de la moindre rémunération des femmes par rapport aux hommes, explique Rachel Silvera.
Car la valeur de ces métiers reste différenciée : alors que « le principe juridique de l’égalité salariale existe en France depuis 1972 et prévoit qu’un salaire égal doit s’appliquer lorsqu’il s’agit d’emplois identiques, les diplômes des métiers de service (santé, éducation, social) ne sont pas valorisés comme ceux des secteurs techniques et industriels » souligne l’économiste, également chroniqueuse pour Alternatives Economiques.
Les femmes restent ainsi cantonnées à des métiers sous-valorisés et sous-rémunérés, sous l’œil impavide des pouvoirs publics
Les « capacités professionnelles » relationnelles, nécessaires dans les métiers de service, « ne sont que très rarement considérées comme des compétences techniques et complexes ».
Les femmes restent ainsi cantonnées à des métiers sous-valorisés et sous-rémunérés (57,3 % des smicards sont des smicardes), sous l’œil impavide des pouvoirs publics.
« En 2014, il avait été question de réviser les conventions de branche pour prendre en compte ce désavantage, se souvient Sophie Pochic. Mais cela n’a finalement pas eu lieu. Les employeurs français résistent très fortement, car évidemment cette revalorisation coûterait cher. »
Des variables d’ajustement
Autre combat négligé : les femmes bénéficient de plus faibles perspectives de mobilité professionnelle que les hommes.
« Dans certains emplois occupés majoritairement par des femmes, il n’y a aucune perspective d’évolution. Un ouvrier peu qualifié peut espérer devenir technicien par la promotion interne. Inversement, quelle évolution peut envisager une aide à domicile ou une accompagnante des élèves en situation de handicap (AESH) ? », interroge Sophie Pochic.
Reste, enfin, le problème du temps partiel, qui représente aujourd’hui 30 % de l’emploi féminin (réciproquement, 80 % des salariés à temps partiel sont des femmes).
Depuis les années 1970, « la dégradation de la qualité de certains emplois et l’intensification du travail ont pesé davantage sur les femmes, qui ont été les variables d’ajustement via l’usage d’un temps partiel contraint largement féminin » commente Laure Bereni.
Dans certains secteurs, comme le nettoyage ou la grande distribution, on embauche des travailleuses en contrat à durée indéterminée (CDI), qui subissent l’emploi discontinu, les horaires fragmentés ou atypiques, le multi-emploi, ce que la sociologue Tania Angeloff décrit comme des « miettes d’emploi ».
« Depuis les années 1970, la dégradation de la qualité de certains emplois et l’intensification du travail ont pesé davantage sur les femmes », Laure Bereni, sociologue
Une situation qui décourage les luttes. « Ce sont souvent des femmes uniques pourvoyeuses des ressources au foyer, qui sont donc particulièrement tributaires de leur emploi », explique la politiste et sociologue Saphia Doumenc, qui a enquêté sur le secteur du nettoyage.
S’ajoutent le risque de licenciement, les difficultés liées à la sous-traitance en cascade (pas d’interlocuteur hiérarchique proche, peu de marge de manœuvre de l’employeur par rapport au donneur d’ordre) ainsi que l’importante répression syndicale.
Et la politique d’Emmanuel Macron n’aide pas. Depuis 2017, l’affaiblissement continu des négociations collectives a des conséquences majeures pour les femmes.
L’individualisation des rémunérations qui se traduit par la croissance des primes, typiquement, est « la principale cause des inégalités de salaires entre les femmes et les hommes, rappelle Laure Bereni. Il y a de nombreux biais en défaveur des femmes, qui font qu’on minore leurs compétences, leur productivité, etc. ».
Des réformes pénalisantes
Des victoires, on en compte certes, mais plutôt à petite échelle. La mobilisation des salariées de Vertbaudet en juin 2023 a payé : après plus de deux mois de grève, elles ont obtenu une augmentation salariale et la requalification en CDI d’une trentaine d’intérimaires.
De même, les femmes de chambre de l’Ibis Batignolles ont remporté leur longue lutte pour de meilleures conditions de rémunération et de travail en mai 2021.
L’allongement de l’âge de départ en retraite va pénaliser davantage les femmes. Déjà que la retraite est la synthèse de toutes les inégalités accumulées au cours de la carrière
Malgré les discours des pouvoirs publics et les actions de certaines entreprises, notamment sur la mixité à l’embauche ou la parentalité, les effets suivent peu. Une des raisons du blocage est que l’on agit de manière cloisonnée, et non dans une démarche d’égalité intégrée, estime Sophie Pochic, « où toute décision en matière de rémunération, d’organisation du travail, d’investissement, est envisagée à l’aune de son impact sur l’égalité des chances ».
Les dernières réformes annoncées n’incitent guère à l’optimisme. L’allongement de l’âge de départ en retraite acté en 2023 va pénaliser davantage les femmes. Déjà que la retraite est la synthèse de toutes les inégalités accumulées au cours de la carrière, « les femmes devront encore travailler plus longtemps que les hommes, les mères perdront leurs droits familiaux et la pénibilité de leur travail est toujours invisibilisée », rappelle Rachel Silvera.
Derrière les apparences et les beaux discours, le monde du travail, finalement, ne fait pas mieux en matière d’égalité femmes-hommes.
Source : https://www.alternatives-economiques.fr/entre-femmes-hommes-une-egalite-professionnelle-reservee-a-lelit/00111664