Entretien Eric Heyer : « On se dirige vers un budget d’austérité qui va réduire la croissance économique »

Eric Heyer

Directeur du département analyse et prévision de l'OFCE

Austérité

Le virage encore plus à droite du gouvernement, enclenché par la nomination de Michel Barnier à Matignon, annonce le chemin pris vers l’austérité budgétaire.

Eric Heyer, économiste et directeur du département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), livre son analyse sur les répercussions économiques d’une réduction drastique des dépenses sans hausse d’impôts. Entre baisse du pouvoir d’achat, chute de la productivité et destruction d’emplois en vue, il détaille les défis qui attendent le nouveau gouvernement.

Avec la nomination de Michel Barnier à Matignon, à quel budget peut-on s’attendre ?

Eric Heyer Ses engagements européens et ses passages à la Commission européenne 1 laissent penser qu’il aura tendance à respecter les règles budgétaires européennes. Pendant la primaire de la droite en 2021, il disait qu’il fallait se lancer dans des trajectoires de réduction de la dépense publique strictes et de la stabilisation de la dette.

Au regard des notes sur le budget délivrées par le ministère de l’Economie cette semaine, il faut s’attendre à des coupes budgétaires proches de 30 milliards d’euros, soit un point de produit intérieur brut (PIB). Donc on se dirige vers un budget très rigoureux.

Si l’on se fie toujours à ses déclarations de 2021, Michel Barnier devrait vouloir faire reposer cet effort essentiellement sur les dépenses publiques. Mais on se rend bien compte que ça va être compliqué. Côté recettes fiscales, ce qui pourrait être compatible avec ses idées serait de réduire les allègements de cotisations sociales, notamment au-delà de 1,6 fois le Smic, et de rogner sur les niches fiscales.

Quelles seront les répercussions sur l’économie de cette austérité ?

A lire Alternatives Economiques n°450 - 09/2024
 

E. H. Il est quasi certain que cela va réduire la croissance économique. Bercy prévoit une croissance du PIB de 1,1 % pour 2025. Mais avec un budget d’austérité, ce sera moins de 0,5 %, autrement dit un ralentissement franc et massif de l’économie !

« Alors que les entreprises indiquent déjà que leur principal frein est la demande, cela va accentuer les destructions d’emplois »

Qui dit austérité dit réduction du pouvoir d’achat des ménages. Alors que les entreprises indiquent déjà que leur principal frein est la demande, c’est-à-dire des carnets de commandes vides, cela va accentuer les destructions d’emplois et la hausse du chômage.

Le contexte actuel est aussi celui d’un retour des règles budgétaires européennes en 2025 qui présage de l’austérité chez nos voisins…

E. H. C’est vrai, et faire de la rigueur en même temps que les autres n’est pas bon. Votre économie subit votre propre austérité, mais aussi celle de vos partenaires qui entraîne des baisses d’exportations, puisque la demande diminue également chez eux.

Le phénomène ne devrait toutefois pas avoir la même ampleur qu’en 2010-2014. Après la crise financière de 2008, certains pays comme l’Italie ou l’Espagne étaient dans une très mauvaise situation budgétaire, et ont mené une politique d’austérité radicale.

Aujourd’hui, le paysage n’est pas le même. L’Espagne est même dans une bonne situation financière et son déficit se rapproche des 3 % de PIB. L’Italie n’annonce pas non plus de grosses mesures d’austérité. Par ailleurs, les Allemands ont, eux, davantage un problème de croissance faible, donc ils ont plutôt intérêt à faire un peu de relance.

Malgré le fait que le contexte européen soit moins dégradé aujourd’hui, ce n’est pas pour autant le bon moment d’adopter une politique d’austérité.

Quelle serait votre recommandation budgétaire au nouveau gouvernement ?

E. H. Pendant la crise sanitaire puis énergétique, les comptes publics se sont dégradés à cause des mesures exceptionnelles qui ont été mises en place. Tous les pays européens l’ont fait – et avec raison !

Aujourd’hui, la France connaît à peu près la même croissance que ses voisins, mais ses finances sont plus dégradées. Donc on a sans doute prolongé plus que nécessaire certaines mesures de soutien. Je recommanderais donc de commencer par faire un état des lieux en la matière.

« Faire reposer les coupes budgétaires uniquement sur les dépenses publiques reviendrait à cibler essentiellement les classes moyennes et populaires »

Ensuite, il faut rappeler que ces mesures, en particulier le bouclier tarifaire, n’étaient pas ciblées en France, contrairement aux dispositifs que les autres pays européens ont mis en place pour faire face à la crise énergétique. Cela signifie, d’une part, que nos mesures étaient sûrement plus chères et moins efficaces. D’autre part, puisque tout le monde en a bénéficié, ménages aisés comme modestes, urbains comme ruraux, jeunes comme vieux, tout le monde devrait participer au remboursement. Donc si j’étais le nouveau ministre de l’Economie, je ferais peser l’effort budgétaire sur tout le monde.

Et c’est pour cela qu’on ne peut pas faire reposer les coupes budgétaires uniquement sur les dépenses publiques. Cela reviendrait à cibler essentiellement les classes moyennes et populaires, qui sont les catégories qui bénéficient le plus de ces dépenses.

La conclusion de tout ceci c’est qu’il est impossible de respecter l’engagement d’Emmanuel Macron de ne pas augmenter les impôts. Pour faire participer les classes supérieures, qui ont aussi profité des aides exceptionnelles, vous êtes obligés d’en passer par là – d’autant plus si vous souhaitez réduire votre budget de 30 milliards d’euros !

Concernant les autres réformes déterminantes pour notre économie, que présage la nomination de Michel Barnier ?

E. H. Les réformes les plus nécessaires actuellement – autrement dit celles dont le report pourrait s’avérer le plus coûteux – sont celles en faveur de la bifurcation écologique. Ce qu’on peut retenir des propos passés de Michel Barnier, c’est qu’il semble prôner une transition écologique de droite, dont les fondamentaux sont le soutien à l’énergie nucléaire et aux entreprises.

« Michel Barnier semble prôner une transition écologique de droite, dont les fondamentaux sont le soutien à l’énergie nucléaire et aux entreprises »

Mais sachant qu’il va déjà être très complexe de trouver 30 milliards d’euros d’économies, le faire en augmentant la dépense pour l’écologie semble impossible. Donc il y a un gros risque qu’au nom des exigences de court terme – pour rassurer Bruxelles, pour réenclencher une stabilisation de la dette – on perde un budget favorable à l’environnement. Je serais étonné qu’on ait un budget « vert » en 2025. Ce que l’on risque de payer très cher à moyen et long terme.

L’inflation reflue (elle est retombée à 1,9 % en août, selon les estimations de l’Insee) et les prix de certains produits ont même baissé ces derniers mois. Est-ce qu’on est enfin arrivé au bout du cycle inflationniste ?

E. H. Effectivement l’inflation baisse, aux alentours de 2 %, ce qui reste supérieur au niveau d’avant-crise, autour de 1 %.

Mais l’important, c’est moins l’inflation que le niveau des prix. Il faut bien avoir en tête que les prix ne vont pas baisser, mais seulement progresser moins vite. Comme ils sont déjà supérieurs aujourd’hui de 18 % au niveau d’avant crise, nous allons avoir des prix durablement plus élevés.

Quelle sera la conséquence pour le pouvoir d’achat des ménages ?

Les prix ont monté des marches d’escalier plus hautes que les salaires pendant la crise. Donc s’ils évoluent au même rythme – disons 2 % – l’écart va continuer de se creuser.

Fin 2023, l’écart entre la marche sur laquelle se situe le salaire moyen de base et celle où se trouvent les prix était de plus de quatre points de pourcentage. Cela signifie qu’il y a une perte significative de pouvoir d’achat pour les salariés.

D’après les derniers chiffres du ministère du Travail, les salaires augmentent de moins en moins vite. A ce rythme, pourra-t-on retrouver le pouvoir d’achat perdu ?

E. H. Il y a des raisons qui expliquent que les salaires n’aient pas suivi l’inflation. D’abord, on négocie les salaires une fois par an, donc les employeurs ont pu être surpris par l’inflation dans un premier temps. Ensuite, les chefs d’entreprise ont pu penser que les prix finiraient par baisser, et ont donc préféré distribuer des primes, en raison de leur nature temporaire, plutôt que des hausses de salaires.

Aujourd’hui, on y voit plus clair. Les prix progressent à un rythme bien plus modéré, donc on devrait logiquement observer une dynamique de progression des salaires nettement supérieure à celle des prix pour qu’ait lieu le rattrapage. Or ce n’est pas ce qui semble se produire. Première hypothèse : le rattrapage sera très lent et se fera sur trois ou quatre ans. Deuxième hypothèse : le niveau de productivité ne permet pas le rattrapage.

Normalement, la progression de votre salaire dépend de votre productivité. Or, celle-ci a chuté depuis 2019. Et il faut bien que quelqu’un paye ! Les entreprises peuvent baisser leurs marges, ou faire supporter ce coût aux salariés en augmentant les salaires moins fortement que leurs prix. La troisième possibilité, c’est que l’Etat compense et paye soit les salariés, soit les entreprises, à hauteur de la baisse de la productivité.

Dernièrement, ce ne sont pas les entreprises qui ont payé, car on a vu leurs marges, au niveau macroéconomique, se stabiliser. En revanche les salariés y ont perdu, avec une baisse des salaires réels, ainsi que les finances publiques, avec un creusement du déficit. L’Etat a notamment subventionné les employeurs pour qu’ils prennent des apprentis, ce qui a enrichi la croissance en emploi. Les entreprises ont donc embauché plus grâce aux aides à l’apprentissage, alors que la croissance était faible. On a ainsi davantage de personnes qui travaillent pour produire à peine plus qu’avant. Résultat : la productivité chute.

La croissance de l’apprentissage, en partie financée par l’Etat, n’était donc pas une bonne stratégie ?

E. H. L’objectif du gouvernement est le plein-emploi. Pour cela, la première possibilité c’est qu’il y ait plus de croissance. Par exemple, si la croissance annuelle du PIB est de 0,9 % et que les salariés produisent en moyenne 0,9 % de plus chaque année – ce qui correspond à ce qu’on appelle les gains de productivité –, les entreprises n’ont pas besoin d’embaucher parce que leurs salariés produisent suffisamment pour répondre à la demande. Pour que les entreprises créent de l’emploi, il faut qu’elles en aient besoin, donc il faut une croissance supérieure aux gains de productivité.

S’il n’y a pas assez de croissance, le gouvernement peut mettre en place des politiques d’incitation à l’embauche. En ce sens, l’apprentissage peut être une bonne mesure. Aider les jeunes avec peu de qualifications à s’insérer sur le marché du travail est vertueux.

« Ce n’est pas tant l’apprentissage qu’il faut remettre en cause que le fait qu’il soit ouvert à tous de la même manière »

La réforme de l’apprentissage de 2018 et les aides de 2020 allaient dans ce sens. L’erreur a été d’ouvrir les aides à tous les étudiants. On est passé d’à peu près 300 000 à environ 900 000 apprentis avec une majorité des nouveaux apprentis qui ont un bac +4 ou un bac +5. Or, ces apprentis n’ont pas forcément besoin du même coup de pouce que ceux qui ont un niveau infra-bac. Il y a un pur effet d’aubaine.

Donc ce n’est pas tant l’apprentissage qu’il faut remettre en cause que le fait qu’il soit ouvert à tous de la même manière.

Au-delà de l’apprentissage, puisque ce n’est pas la seule cause de la chute de la productivité française, est-ce qu’un retour des gains de productivité est envisageable dans les mois à venir ?

E. H. Il est encore difficile de répondre à cette question, mais il y a des signaux positifs. Pendant la crise sanitaire, on a versé beaucoup d’aides aux entreprises, y compris à celles qui n’en avaient pas besoin, ainsi qu’à des entreprises qui auraient dû faire faillite sans la crise.

Les premières en ont profité pour embaucher plus. Les secondes, elles, ont préservé des emplois destinés à disparaître. Dans les deux cas de figure, cela a enrichi la croissance en emploi et donc fait chuter la productivité.

Au sein des aides publiques, la principale mesure était le prêt garanti par l’Etat (PGE). Désormais, ces prêts vont petit à petit devoir être remboursés, ce qui engendre une hausse des défaillances d’entreprises, et donc des destructions d’emplois. Les entreprises qui ne feront pas faillite, elles, auront moins de marge pour embaucher. Cela va permettre un regain de la productivité.

Autre élément allant dans le même sens : c’est la fin des problèmes d’approvisionnement dans l’industrie. Pendant la crise, les pénuries avaient forcé des entreprises à arrêter leur production. Sauf qu’au lieu de licencier, elles avaient préservé leur main-d’œuvre en prévision de la reprise. Il y avait donc des emplois improductifs.

Désormais, on revient à la normale, et la productivité dans l’industrie, qui avait chuté à cause de la rétention de main-d’œuvre, est en train de se relever. Cela va permettre aux entreprises de verser des salaires au-dessus des prix sans perdre de marge.

Le revers de la médaille, c’est qu’il faut s’attendre à une diminution des créations d’emplois, et donc potentiellement un rebond du chômage. Ce retour aux gains de productivité ne se traduira donc pas forcément par une hausse de la consommation. En période de croissance faible, comme c’est le cas actuellement, on devrait assister à une simple redistribution des richesses : ce que les salariés en place gagneront, d’autres le perdront en perdant leur emploi.

 

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/eric-heyer-on-se-dirige-vers-un-budget-dausterite-va-reduire/00112328?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_content=07092024&utm_campaign=quotidienne

 



09/09/2024
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