Entretien Julie Gervais : « Le sous-financement des services publics sert aussi à dénigrer les fonctionnaires »

fonctionnaire

Lorsqu’il a été nommé Premier ministre, Michel Barnier n’a pas lésiné. Il semblait avoir compris l’importance des services publics : « La lutte contre les déserts médicaux et la pénurie de soignants figurera parmi les priorités du gouvernement », « l’école restera la priorité », déclarait-il le 1er octobre dernier dans son discours de politique générale.

Mais son ministre de la Fonction publique, Guillaume Kasbarian, a lui, chaleureusement félicité la nomination d’Elon Musk à la tête d’un nouveau ministère de l’Efficience gouvernementale : il a hâte de partager avec le milliardaire « les meilleures pratiques pour lutter contre l’excès de bureaucratie ».

Le projet de loi de finances et de budget de la Sécurité sociale, en discussion au Parlement, prévoient bien des coupes dans les dépenses, qui affecteront les services publics : le gouvernement cherche 60 milliards d’euros d’économies. Or les services publics représentent près de 40 % du budget des administrations publiques (600 milliards d’euros sur 1 600 milliards). Et la figure du fonctionnaire, devenue une entité stéréotypée et abstraite, bien loin de la diversité des métiers de la fonction publique, reste un puissant repoussoir.

C’est ce paradoxe qu’éclaire la politiste Julie Gervais, co-autrice avec Claire Lemercier et Willy Pelletier de La Haine des fonctionnaires (Amsterdam, 2024), qui fait suite à un premier opus à six mains, La Valeur du service public (La Découverte, 2021).

Tous les responsables politiques jurent de défendre les services publics. Est-ce une bonne nouvelle ?

Les prises de parole sur le délabrement des services publics sont aujourd’hui prégnantes car nous sommes à un point de bascule : les réformes qui ont contribué ces trente dernières décennies à démanteler les services publics se sont accumulées et leurs effets s’accélèrent. Nous sommes aux prémices du stade terminal de la liquidation des services publics, juste avant qu’il ne soit trop tard. Pour Claire Lemercier, Willy Pelletier et moi-même, notre livre, La haine des fonctionnaires, s’imposait donc comme une sorte d’urgence.

Mais au-delà des discours, il faut examiner les politiques menées. Or, la baisse inédite des dépenses publiques s’annonce désastreuse. Attention donc au « service public washing » qui, par analogie avec le « greenwashing », prétend défendre ce qu’il détruit.


Vous parlez de casse des services publics ces dernières décennies. S’agit-il d’une frénésie gestionnaire qui s’emballe ou d’un projet idéologique ?

Les deux sont liés. Le cadre néolibéral actuel impose des restrictions budgétaires, la recherche de rentabilité, la financiarisation… Tout cela est très présent dès la formation initiale des hauts fonctionnaires, dans les grandes écoles, à Polytechnique ou à l’Ecole des ponts et chaussées, par exemple 1. Dès les années 1960-1970, y infuse l’idée que les cadres dirigeants du public ne doivent plus administrer mais manager, comme dans le secteur privé. Ce nouveau management public est également enseigné dans la fonction publique territoriale.

Les services publics sont fermés, fusionnés, réduits, mais toujours au nom d’une prétendue modernité, d’une supposée efficacité, pour « débureaucratiser »

Il y a donc un cadre idéologique fort qui ne s’assume jamais comme une idéologie anti-services publics : les restrictions budgétaires ne se font jamais au nom de la destruction des services publics. Ceux-ci sont fermés, fusionnés, réduits, simplifiés, mais toujours au nom d’une prétendue modernité, d’une supposée efficacité, pour « débureaucratiser ».

N’y a-t-il pas tout de même des améliorations à apporter en termes d’efficacité ?

L’efficacité est souvent un mot en trompe-l’œil lorsqu’il s’agit de services publics. Qu’entend-on par là ? Quel est le critère retenu ? Plane en permanence le soupçon d’incompétence des agents publics, par opposition à une vision fantasmée du secteur privé. L’efficacité désigne en fait bien souvent l’intensification du travail. Pourquoi ne pas plutôt valoriser le travail bien fait, serein, utile et de qualité, accompli à 100 %, et pas à 200 % ?

La quête d’efficacité s’accompagne souvent d’une logique d’individualisation, d’une mise en concurrence qui casse les collectifs et démoralise les équipes. Elle s’inspire généralement de mots d’ordre du secteur privé inadaptés au secteur public, qui contribuent à sa mise en incompétence. En outre, cette quête s’adjoint généralement les services de cabinets de conseil dont les prestations coûtent souvent plus cher que si l’on utilisait les ressources présentes en interne.

C’est quand même au nom de l’efficacité que s’impose un turn-over permanent, il faut être « mobile », « ne pas s’encroûter ». D’ailleurs, c’est une condition pour « faire carrière » : à l’IGN, l’Institut national de l’information géographique et forestière, les cadres en souffrance voient se succéder des directeurs qui n’ont plus aucune connaissance de leurs métiers et imposent des recettes toutes faites. Des directeurs, hauts fonctionnaires, qui jouent le jeu managérial pour obtenir une promotion mais désorganisent les services en les réorganisant.

Comment expliquer le soupçon d’incompétence qui colle à la peau des fonctionnaires, notamment lorsqu’ils travaillent dans des bureaux ?

La « haine des fonctionnaires » est aussi ancienne que la figure du fonctionnaire elle-même. Elle remonte à la Révolution française, comme l’explique l’historien Emilien Ruiz. Elle repose sur une image stéréotypée, celle du rond-de-cuir, popularisée par l’écrivain Courteline à la fin du XIXe siècle. Mais elle connaît des inflexions selon les époques : au XIXe siècle, on le soupçonne d’être un lèche-botte soumis à l’arbitraire du pouvoir, car il n’existe pas de statut.

Mais il y a une immense diversité des métiers de fonctionnaires et, au-delà, des agents qui participent au service public

Aujourd’hui, les responsables politiques, lorsqu’ils sont interrogés sur les suppressions de postes, pointent souvent du doigt soit la fonction publique territoriale, dont ils connaissent mal la réalité, soit « le travail de bureau », lui aussi mal identifié. Mais il y a une immense diversité des métiers de fonctionnaires et, au-delà, des agents qui participent au service public. Les jardiniers municipaux, souvent fonctionnaires en catégorie C, ont plus en commun avec des ouvriers qu’avec des hauts fonctionnaires.

De surcroît, la plupart des usagers identifient mal ce qu’est un fonctionnaire. Les cheminots ou les facteurs, souvent cités en exemple, ne le sont pas. Le service public peut en effet être rendu par des agents ou des structures (associations, entreprises publiques ou privées) qui ne relèvent pas de la fonction publique, mais de contrats de droit privé ou public.

Nombre de missions permanentes du service public sont actuellement remplies par des agents en contrat précaire, à l’instar des vacataires à l’université sans lesquels des départements entiers ne pourraient pas fonctionner. Est-ce un modèle d’avenir ? Ce délitement du service public de l’enseignement supérieur alimente la montée en puissance de l’enseignement supérieur privé, au détriment de l’accès pour tous à la formation et aux diplômes.

N’y a-t-il pas un paradoxe à haïr les fonctionnaires tout en défendant les services publics ?

En effet. La haine des fonctionnaires combine différentes haines. Une haine qui vient d’en haut, des intellectuels d’entreprise et d’une partie de la haute fonction publique. Une autre haine vient des usagers eux-mêmes, issus des milieux populaires notamment, qui sont de fait les plus en contact avec les guichets et les plus affectés par la dégradation du service.

La haine des fonctionnaires peut nourrir un vote RN, de la part de personnes qui analysent comme un privilège leur position

Cette haine peut nourrir un vote RN, de la part de personnes qui analysent comme un privilège la position des fonctionnaires, alors que ceux-ci sont en réalité victimes de travail empêché. Dans le livre, on cite ce motard victime d’un accident de la route qui peste contre les fonctionnaires qui n’ont pas tassé les gravillons, alors que les agents des routes sont debout tous les matins à 4 heures pour déneiger en hiver et que les restrictions budgétaires leur imposent l’enduit au gravillon plutôt que l’enrobé de goudron.

Ce paradoxe entre défense affichée du service public et haine des fonctionnaires se retrouve-t-il ailleurs en Europe ?

Bien que le service public ait une force particulière en France, on retrouve les mêmes lieux communs ailleurs, avec la figure du paresseux au guichet. Au Royaume-Uni, un rapport sur le système de santé a fait le décompte du nombre de morts induits par les retards aux urgences, et le Premier Ministre, Keir Starmer, a déclaré que le National Health Service avait « rompu le contrat qu’elle avait avec le public », sans mentionner le sous-financement à l’œuvre depuis des décennies. La mise en faillite des services publics sert ensuite à dénigrer les fonctionnaires : ce cadrage du débat est indigne.

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/julie-gervais-financement-services-publics-sert-a-den/00113147



25/11/2024
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