Entretien Michaël Zemmour : « La protection sociale n’est pas responsable du déficit »
Jusqu’au bout, le discours du gouvernement, aujourd’hui démissionnaire, aura maintenu son cap. Auditionné par la commission des Finances de l’Assemblée le 9 septembre, avant de quitter Bercy, Bruno Le Maire persiste et signe : la future équipe de Michel Barnier devra maintenir la politique de l’offre et continuer les coupes dans les dépenses. Après tout, « les comptes publics dérapent » !
Sauf que ce récit est faux, explique l’économiste Michaël Zemmour. Alors que le budget doit être discuté prochainement – ce devrait déjà être le cas si Emmanuel Macron avait nommé quelqu’un à Matignon plus rapidement –, le spécialiste de la protection sociale repose les bases : non, il n’y a pas de dérapage incontrôlé, le gouvernement démissionnaire a choisi de diminuer les recettes. Et face à l’austérité, une alternative est possible.
Selon les dernières estimations, le déficit pourrait atteindre 5,6 % cette année et 6,2 % l’an prochain. Les comptes publics dérapent-ils vraiment ?
Michaël Zemmour : Il est toujours possible de regarder les chiffres et les indicateurs des dépenses, dispositif par dispositif, de pointer une augmentation par-ci ou une baisse par-là. Mais globalement, il n’y a pas de dérapage incontrôlé. Contrairement à ce qu’a dit Bruno Le Maire [lors de son audition à l’Assemblée, le 9 septembre, NDLR], les dépenses de protection sociale ne sont pas responsables du déficit.
Entre 2017 et 2023, ce dernier s’est dégradé de 2,1 points de produit intérieur brut (PIB). Or, les recettes de prélèvements obligatoires ont baissé d’à peu près autant sur la même période. C’est en partie dû à des baisses de taux de prélèvement, en partie à des recettes plus faibles qu’attendu en raison de la conjoncture. Les prestations sociales et autres transferts ont, eux, diminué de 0,7 point de PIB, ce qui a contribué à réduire le déficit public.
« Ce qui est à l’origine du creusement du déficit, c’est la franche diminution des recettes fiscales depuis 2017 »
Certes, il y a des besoins dynamiques, du fait par exemple du vieillissement de la population. Mais ce qui est à l’origine du creusement du déficit à des niveaux préoccupants, c’est la franche diminution des recettes fiscales depuis 2017.
En effet, la stratégie de Bruno Le Maire a consisté à baisser les prélèvements obligatoires – ce qui vide les caisses – tout en espérant, en retour, de la croissance – ce qui est censé les remplir – et à compléter cette politique par une baisse des dépenses publiques afin d’atteindre l’équilibre.
Malheureusement, le résultat espéré n’est pas là : la baisse des recettes a bien creusé le déficit, mais la croissance attendue n’est pas au rendez-vous pour la compenser. Et la mauvaise santé de l’économie contribue de surcroît à limiter les recettes fiscales : une activité qui tourne au ralenti, c’est moins d’impôts sur les sociétés qui entrent dans les caisses, moins de cotisations sociales assises sur les salaires…
Par ailleurs, le gouvernement a été moins loin dans la baisse des dépenses publiques que ce qu’il avait annoncé pour rassurer Bruxelles et heureusement ! Mais résultat, le déficit augmente.
Pour Bruno Le Maire, cela justifierait de nouvelles coupes dans les dépenses…
M. Z. : De manière générale, ce gouvernement démissionnaire nous offre une caricature de la politique des caisses vides. C’est-à-dire qu’il prive les comptes publics de ressources, et ce de différentes manières – qu’il s’agisse de baisses de prélèvements obligatoires ou de niches telles que la « prime Macron » [la prime de partage de la valeur, NDLR]. Pourtant, on sait que les besoins sociaux sont dynamiques.
Le gouvernement crée ainsi les conditions d’apparition d’un déficit, et ensuite il dramatise pour pousser un agenda de réformes, connues depuis le départ, qui visent à baisser les dépenses publiques.
« Le gouvernement semble voir la politique sociale comme une source d’économies »
Annoncer de nouvelles coupes, c’est juste la poursuite d’une présentation malhonnête des données du problème. Mais que l’on parle de retraites ou d’assurance chômage, le gouvernement semble voir la politique sociale comme une source d’économies, un bouton sur lequel on peut appuyer pour faire du redressement des finances publiques.
Le déficit est préoccupant, et on ne peut pas le balayer d’un revers de main, d’autant qu’il n’a pas l’air de se résorber tout seul. Mais c’est le résultat d’une politique qui n’a pas marché. Bruno Le Maire voudrait pourtant qu’on aille encore plus loin, vers une austérité dure.
Autour de lui, on reconnaît qu’il va falloir augmenter les prélèvements obligatoires. Le risque, si on les augmente et qu’on baisse les dépenses, est de mettre l’économie à l’arrêt alors qu’elle ne va déjà pas très bien.
Après la publication de la revue des dépenses faite par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), plusieurs dispositifs tels que les politiques de l’emploi (CEJ, emplois francs), les aides pour l’apprentissage ou encore les affections longue durée (ALD) semblent menacés. Le crédit d’impôt recherche (CIR) pourrait aussi être raboté. Est-ce inquiétant ?
M. Z. : Le point qui ne paraît pas absurde concerne l’apprentissage. On peut en effet regretter de ne pas y avoir réfléchi avant. C’est l’exemple typique de politiques de l’offre volontaristes et désordonnées qui ne comptent pas les milliards. Sans doute qu’il y a des gains à faire et qu’on dépense trop, compte tenu des effets d’aubaine [comme nous l’expliquions dans cet article, NDLR.]
Le crédit d’impôt recherche constitue également une piste d’économies. Mais pour le reste des politiques sociales évoquées, c’est très préoccupant.
Une façon assez rapide, « efficace », mais terriblement brutale de faire des économies en dépenses serait de geler les prestations sociales. Est-ce une piste explorée par le nouveau gouvernement ? J’espère que non, car cela reviendrait à taxer les classes moyennes et populaires, plutôt que de taxer les riches. Encore une fois, il y a de quoi s’inquiéter.
Quelle pourrait être l’alternative pour le budget ?
M. Z. : Ce serait d’augmenter de manière un peu plus importante les prélèvements obligatoires, en ciblant les points stratégiques : les grands patrimoines et les superprofits, par exemple. Tout ou partie de ces ressources serait utilisé pour mener une politique de relance de l’activité. C’est une stratégie complètement différente de celle affichée par le gouvernement démissionnaire.
« Le déficit est un problème, mais on a également des besoins d’investissement dans les services publics et dans la transition écologique »
Aujourd’hui, le déficit est un problème, mais on a également des besoins d’investissement dans les services publics et dans la transition écologique. Et l’économie tourne au ralenti. La stratégie du gouvernement risque de soigner en partie le volet déficit, mais d’aggraver les deux autres, comme l’explique Eric Heyer [dans nos colonnes, NDLR.]
En parlant d’alternative, le Nouveau Front populaire (NFP) proposait lors des législatives d’abroger la réforme des retraites. Mais depuis, la droite a répété que cela provoquerait la banqueroute, et lors de sa première prise de parole, le nouveau Premier ministre Michel Barnier a évoqué de possibles aménagements de la réforme mais pas d’abrogation. Revenir à un âge légal de départ à 62 ans, c’est totalement exclu ?
M. Z. : Il est, à mon avis, toujours possible d’abroger la réforme des retraites sans dégrader le déficit. Cela nécessiterait de mobiliser un financement supplémentaire.
Il serait d’ailleurs intéressant d’ouvrir plus largement le débat sur les grands équilibres du système de retraite pour réduire le déficit à moyen terme du système, au-delà de la simple abrogation.
Je ne crois pas que des « aménagements à la marge » répondent aux attentes des salariés. Sur le fond, la réforme a déjà été loin dans les aménagements, avec les carrières longues notamment, mais la rupture qui a eu lieu avec les assurés et les partenaires sociaux s’est faite sur le cœur du projet : l’âge de 64 ans. La question de l’âge n’est pas juste qu’une question symbolique, la réforme a été particulièrement dure.
Qui plus est, les aménagements évoqués, sur les carrières longues par exemple, ne sont pas les bons outils. C’est ce qu’a montré Patrick Aubert, économiste à l’Institut des politiques publiques (IPP) : certaines personnes sont éligibles à ce dispositif, alors que ce ne sont pas celles qui éprouvent le plus de difficultés au travail. A l’inverse, des individus devraient pouvoir partir, et ils ne sont pas du tout éligibles.
Une faible croissance ne met-elle pas en danger le financement du système des retraites ?
M. Z. : Une croissance plus faible déséquilibre effectivement un peu les comptes. Mais si, à l’avenir, il y a moins de croissance que prévu, un réglage est possible via les leviers que l’on connaît : la durée et les montants des cotisations, ainsi que l’âge légal. Le système actuel n’est pas trop mal calibré pour effectuer ces réglages.
En même temps, une croissance moins importante que prévu « résout » un autre problème : moins il y a de croissance, moins il y a de décalage entre les niveaux de vie. Dans trente ans, selon les prévisions, le niveau de vie des retraités aura décroché par rapport à celui des actifs, [comme nous l’expliquions dans cet article, NDLR.] S’il n’y a pas de croissance, ce problème est un peu moins présent.
« Imaginer un avenir avec une croissance faible pose des questions sur la dynamique des salaires, l’organisation de la société, le rapport aux investissements et aux profits »
Plus largement, imaginer un avenir avec une croissance faible pose beaucoup d’autres questions sur la dynamique des salaires, l’organisation de la société, le rapport aux investissements et aux profits. Jusqu’en 2008, les ménages misaient sur un accroissement de leurs revenus dans le futur, une sécurité qui se réalisait plus ou moins. Ils pouvaient se dire que dix ou quinze ans plus tard, ils auraient un niveau de vie supérieur, et c’était le cas.
Si la croissance ralentit, on ne pourra pas forcément avoir ces mêmes perspectives. Dans ce cadre, garantir le bon fonctionnement d’institutions aussi essentielles que le système de santé, les retraites, la dépendance, l’éducation est d’autant plus crucial. Cela justifie d’y consacrer relativement plus de moyens.
Cette question, de la « sobriété » en quelque sorte, ne semble pas vraiment faire partie de la stratégie du gouvernement démissionnaire, lui qui a poussé l’âge légal de départ en retraite à 64 ans…
M. Z. : La stratégie est en effet davantage de dire : « on va répondre à la baisse des gains de productivité par de l’intensité ». Autrement dit, puisque les gens sont moins productifs, on va les faire travailler plus longtemps.
C’est une fuite en avant productiviste et un peu désespérée. Productiviste, parce que c’est quand même le dernier sursaut pour aller chercher une croissance qu’on n’arrive pas à trouver par ailleurs.
Et désespérée, parce que c’est un fusil à un coup. Quand vous avez des gains de productivité de 1,5 % qui se réalisent tous les ans, ils sont une source de croissance. A l’inverse, si vous cherchez à générer de la croissance en augmentant la population active, cela ne marche qu’une fois (le temps de l’augmentation du nombre d’actifs), puis la croissance retombe. On ne va pas repousser la retraite jusqu’à 75 ans. Cela est représentatif de la politique désespérée menée depuis quelques années par le gouvernement sur l’emploi.
Certains économistes ou encore le Comité de suivi des retraites évoquent l’option d’allonger la durée de cotisation ou même d’augmenter les cotisations plutôt que de jouer sur l’âge légal de départ. Qu’en pensez-vous ?
M. Z. : Allonger la durée de cotisation est une fausse bonne idée. Quarante-trois ans, c’est déjà beaucoup. Et cet instrument n’a pas toutes les vertus qu’on lui prête. Je m’explique : pour défendre cette mesure, on met souvent en avant les cadres qui commencent à travailler plus tard, ce qui les fait de toute façon partir tardivement en retraite. Beaucoup doivent déjà atteindre l’âge d’annulation de la décote qui est fixé à 67 ans pour avoir une pension à taux plein. Et on entend souvent que c’est un levier qui pénalise moins celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt.
En moyenne, cela est un peu vrai ; dans le détail, ça ne l’est pas du tout. La durée de cotisation a également pour effet d’amplifier les effets de décote sur toutes les personnes peu qualifiées, qui ont des petites pensions. Donc, passer au-delà de quarante-trois ans ne serait pas un bon outil pour limiter les inégalités.
Le point intéressant concernant l’augmentation des cotisations est que cela a toujours été une ligne rouge à ne pas franchir pour le précédent gouvernement. Mettre sur la table des sources de financement qui remettaient en cause la nécessité même de la réforme était tabou. Désormais, on commence à se dire que dans une population qui vieillit fortement, ce n’est pas anormal d’ajuster. Quand le risque augmente, il faudrait ajuster, en partie au moins, le financement du risque. Cela ne veut pas dire qu’on ferait tout avec cet outil, mais cela mérite d’y réfléchir.
Candidat à la primaire des républicains en 2017, Michel Barnier s’était exprimé en faveur d’une retraite à 65 ans. L’option pourrait-elle être portée par le futur gouvernement ?
M. Z. : La dernière réforme [qui a passé l’âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans, NDLR.], n’est déjà pas bien passée ! Il est important de rappeler qu’à chaque fois, on parle « d’âge minimal de départ autorisé », c’est-à-dire que l’on interdit aux personnes de partir avant 64 ans.
« Lorsqu’on fixe d’autorité l’âge minimal de la retraite à 64 ans, on invisibilise une masse considérable de salariés qui ne peuvent pas travailler jusqu’à cet âge »
Mais même si on remet cet âge minimal à 62 ans, rien n’empêche les salariés qui le peuvent de continuer au-delà. D’ailleurs, le système les y incite. A l’inverse, lorsqu’on fixe d’autorité l’âge minimal de la retraite à 64 ans, on invisibilise une masse considérable de salariés qui ne peuvent pas travailler jusqu’à cet âge pour des raisons de santé ou parce que les entreprises ne les gardent pas.
Dans les secteurs du nettoyage ou du ramassage des ordures, par exemple, la loi prévoit que les gens doivent rester jusqu’à 64 ans, mais on sait que ce n’est pas possible. A chaque fois qu’on décale le point d’arrivée, on crée une double peine pour des professions qu’on sait difficiles, qu’on a dites essentielles et qui vont être pénalisées parce qu’elles ne pourront pas remplir le contrat.