France Travail : une réforme qui soulève des inquiétudes...
La transformation de Pôle emploi en France Travail suscite de nombreuses interrogations quant à ses conséquences sur les conditions de travail des agents et l’accompagnement des demandeurs d’emploi. Le gouvernement avait présenté cette réforme comme une avancée majeure pour lutter contre le chômage. Mais une étude intitulé « Santé mentale et expérience subjective du chômage » menée par trois chercheurs Antoine Duarte, Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy nous montre les dégâts psychologiques qu’entraine une telle orientation. Leur analyse révèle des enjeux complexes et particulièrement problématiques.
Une réorganisation d’ampleur aux contours flous
Rappelons d’abord que la loi « plein emploi », a été adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale en octobre 2023. Elle accompagne la transformation de Pôle Emploi en une nouvelle entité « France Travail ». Le projet vise à regrouper différents acteurs de l’insertion et de l’emploi (missions locales, Cap emploi, etc.) afin de proposer un guichet unique aux demandeurs d’emploi.
Cependant, les modalités précises de cette réorganisation sont restées floues à quelques mois de sa mise en œuvre. Le manque de visibilité a plus qu’inquiété les syndicats et les agents de Pôle emploi. Ils anticipent une dégradation possible de leurs conditions de travail. En effet, cette transformation s’accompagne d’objectifs ambitieux en termes de réduction du chômage, sans que les moyens humains et financiers ne suivent.
« On nous demande toujours plus avec toujours moins de moyens »
Le gouvernement « démisionnaire » a affiché sa volonté d’atteindre le plein emploi d’ici 2027, avec un taux de chômage ramené à 5%. Le futur gouvernement s’inscrit dans cette même logique. Il est demandé à France Travail d’intensifier l’accompagnement des demandeurs d’emploi, notamment ceux qui sont les plus éloignés du marché des offres.
Concrètement, cela se traduit par des objectifs chiffrés : il est prévu de doubler les contrôles de recherche d’emploi, d’augmenter du nombre d’entretiens par conseiller, de réduire les délais de prise en charge, etc. Ces objectifs quantitatifs vont accroître considérablement la pression sur les agents, au détriment de la qualité de l’accompagnement. Cette course aux chiffres ne peut se faire qu’au détriment de l’humain et d’un accompagnement personnalisé.
Une précarisation accrue des agents
La création de France Travail s’accompagne d’une refonte des statuts et des contrats de travail. C’est bien évidemment une source d’inquiétudes pour les salariés. En effet, le projet prévoit le recours accru aux contrats courts et à l’intérim pour faire face aux pics d’activité. .
Cette flexibilisation de l’emploi risque d’accentuer cette précarité déjà existante au sein de Pôle emploi. Actuellement, près d’un quart des effectifs sont en CDD ou en contrat aidé. Avec France Travail, cette proportion pourrait encore augmenter.
On peut légitimement craindre une ubérisation des métiers de l’accompagnement vers l’emploi. Avec des contrats toujours plus courts et conditionnés à des budget et des résultats, comment assurer un suivi de qualité des demandeurs d’emploi dans la durée ? La question est devenue insoluble.
Par ailleurs, la fusion des différentes structures risque de se traduire par des suppressions de postes, notamment dans les fonctions support. Les syndicats redoutent un plan social déguisé, alors même que la charge de travail de chacun ne cesse d’augmenter.
Des demandeurs d’emploi sous pression
Les agents de France Travail voient leurs conditions de travail se dégrader. Ils sont de plus en plus outillés via des systèmes informatiques qui les collent devant leurs écrans. Mais le discours des encadrements se veut rassurent avec l’usage d’éléments de langage. Cette pression et cette façon de présenter le travail impacte l’accompagnement des demandeurs d’emploi . Plusieurs évolutions sont à questionner :
- Le doublement annoncé des contrôles de recherche d’emploi fait craindre une approche plus coercitive, au détriment d’un accompagnement bienveillant. Le risque est de stigmatiser davantage les chômeurs, en les soupçonnant systématiquement de fraude ou de manque de motivation. Cette logique de contrôles systématisés oublie que la grande majorité des demandeurs d’emploi cherchent activement du travail. Ce n’est pas en les harcelant de contrôles qu’on va créer des emplois.
- Une standardisation de l’accompagnement est en train de se mettre en place : en toute logique, avec des objectifs chiffrés toujours plus ambitieux, les conseillers vont de manquer de temps pour un suivi véritablement personnalisé. Le plus grand nombre se verra proposer des solutions pensées en dehors d’eux, peu adaptées aux besoins spécifiques de chaque demandeur d’emploi.
On pousse les conseillers à placer les gens coûte que coûte, même si l’emploi ne correspond pas à leur projet ou leurs compétences. C’est contre-productif car cela aboutit souvent à des abandons ou des fins de période d’essai. Mais cela entrera dans les statistiques mensuelles moulinées par le système informatique de l’institution. Cette façon de travailler et la pression qui l’accompagne crée de la souffrance au travail car fondamentalement les agents du service public de l’emploi qui sont confrontés aux détresses humaines connaissent les limites d’uune telle démarche. Certains agent ont baissé les bras, d’autres (notamment les directeurs d’agence) ont intégré les éléments de langage. Certains sont mêmes enthousiastes et enfin il y a ceux qui résitent à bas bruit.
Une dématérialisation accrue
La création de France Travail s’accompagne d’une volonté de développer encore plus les services en ligne. Le mouvement était déjà massif du temps de Pôle Emploi, mais les algorithmes étaient moins sophistiqués. Il s’agit aujourd’hui de faire appel à l’intelligence artificielle. Si cela peut faciliter certaines démarches, le risque est aussi d’éloigner encore davantage les publics les plus fragiles, peu à l’aise avec le numérique.
On en arrive à oublier que 13 millions de Français sont en difficulté avec le numérique. Sans accompagnement humain adapté, beaucoup risquent de renoncer à leurs droits. Les services sociaux vont être sollicités pour tenter d’éviter ce risque de désaffection.
La politique du chiffre instaurée par l’institution génère un sentiment de « pression productiviste » chez les agents, notamment ceux chargés du contrôle des demandeurs d’emploi. Cette approche quantitative s’accompagne d’une procéduralisation croissante du travail, avec des outils informatiques souvent considérés comme peu adaptés par les conseillers. Ces évolutions creusent la distance avec les chômeurs et complexifient le travail des agents.
Des moyens insuffisants face à l’ampleur des besoins
Si le gouvernement affiche des objectifs ambitieux en termes de retour à l’emploi, les moyens alloués à France Travail apparaissent très insuffisants pour y parvenir. Le budget 2024 prévoyait une hausse limitée des effectifs (+850 équivalents temps plein), loin des besoins estimés par les syndicats. dans les fait il est mathématiquement impossible de répondre à la demande sans augmenter de façon importante les portefeuilles des agents.
Cette inadéquation entre les objectifs et les moyens risque d’accentuer les inégalités territoriales. Les zones rurales ou les quartiers prioritaires, qui concentrent souvent les publics les plus en difficulté, pourraient être les premières victimes du manque de ressources.
Une réforme qui ne s’attaque pas aux causes profondes du chômage
Au-delà des modalités de mise en œuvre, c’est la philosophie même de la réforme qui pose question. En se focalisant sur l’accompagnement et le contrôle des demandeurs d’emploi, France Travail ne s’attaque pas aux causes structurelles du chômage et à l’inadéquation entre l’offre et la demande. On fait comme si le problème venait uniquement des chômeurs, alors que c’est avant tout un problème macroéconomique. Sans politique de relance et de création d’emplois, on ne fera que déplacer le problème en maltraitant les demandeurs d’emploi. Dans un contexte de ralentissement économique et de mutations technologiques, le marché du travail peine à absorber l’ensemble de la main-d’œuvre disponible.
Il y a aussi un autre problème : Les métiers déconsidérés précaires et mal payés ne trouvent pas preneurs. De nombreux secteurs peinent à recruter, non par manque de candidats, mais en raison de conditions de travail et de rémunération peu attractives.
Ceux qui nécessite une formation importante non plus. Par exemple, nous manquons de médecins hospitaliers et généralistesalors qu’il faut plusieurs années d’étude avec une sélection impitoyable pour pouvoir exercer. D’autres métiers sont dans une situation similaire. Intensifier l’accompagnement des demandeurs d’emploi ne résoudra pas ces difficultés .
Conséquence, on pousse les gens à accepter n’importe quel emploi, même précaire ou mal payé. C’est une vision court-termiste qui ne résout pas le problème de fond. Il est mis en avant «une politique du chiffre», selon les chercheurs. Et celle-ci «prend des aspects bien plus cyniques quand elle sert la volonté de contrôler les demandeurs d’emploi, dont la motivation à les faire sortir des taux du chômage est à peine masquée», signalent-ils. Ces propos issus du rapport repris par la DARES n’ont pas été appréciés par la direction de France Travail qui rejette ces arguments.
Vers une précarisation généralisée ?
La création de France Travail s’inscrit dans une tendance plus large de flexibilisation du marché du travail. Après la réforme de l’assurance chômage qui a durci les conditions d’indemnisation, cette nouvelle étape risque d’accentuer la pression sur les demandeurs d’emploi pour qu’ils acceptent rapidement un poste, quelles qu’en soient les conditions.
Cette logique du « tout-emploi » fait craindre une précarisation accrue, tant pour les salariés que pour les chômeurs. Le développement des contrats courts, de l’intérim ou des temps partiels subis pourrait devenir la norme, au détriment d’emplois stables et correctement rémunérés. Cette façon d’agir va avoir pour conséquence de créer une armée de travailleurs pauvres. Cette vision risque d’aggraver les inégalités et la pauvreté, plutôt que de les résorber.
Cette évolution interroge plus largement sur le modèle de société que l’on souhaite construire. La course effrénée au plein emploi ne devraitt pas se faire au détriment de la qualité de vie et du bien-être des travailleurs. Mais de cela nos dirigeants n’en n’ont que faire. C’est même un sujet qui ne peut être abordé actuellement sans risque de se voir taxer d’idéologue de la paresse.
Quelles alternatives pour une politique de l’emploi plus juste ?
Face aux limites et aux risques de la réforme France Travail, plusieurs pistes alternatives peuvent être avancées :
- Renforcer véritablement les moyens humains et financiers. Plutôt que de multiplier les objectifs chiffrés, il conviendrait d’augmenter significativement les effectifs de conseillers pour permettre un accompagnement réellement personnalisé. Cela passe par des recrutements massifs en CDI, et non par le recours à des contrats précaires. Avec un portefeuille de 70 demandeurs d’emploi par conseiller au lieu de 200 actuellement, les agents de France Travail pourraient déployer un travail de qualité.
- Miser sur la formation plutôt que sur le contrôle. Au lieu de renforcer les sanctions, l’accent devrait être mis sur la montée en compétences des demandeurs d’emploi. Cela implique de développer massivement l’offre de formation, en l’adaptant aux besoins du marché du travail et aux aspirations des personnes. (au fait qui les écoute ?). La formation est un investissement, pas un coût. C’est le meilleur moyen de sécuriser les parcours professionnels sur le long terme.
- Impliquer davantage les entreprises. Les employeurs devraient être davantage mis à contribution dans l’effort de réinsertion professionnelle. Cela peut passer par des incitations à embaucher les chômeurs de longue durée, ou par un renforcement des obligations de formation. En effet, on ne peut pas faire reposer tout l’effort sur les demandeurs d’emploi. Les entreprises doivent prendre leur part de responsabilité.
- Expérimenter et valoriser de nouvelles formes d’emploi : Face aux mutations du marché du travail, de nouvelles pistes pourraient être explorées : développement de l’économie sociale et solidaire, expérimentation d’un revenu universel, réduction du temps de travail, etc. Toutes ces propositions sont fortement marquées politiquement. Il est clair que le gouvernement actuel ne veut pas en entendre parler.
- Repenser la place du travail dans la société. Plus fondamentalement, c’est notre rapport au travail qui mériterait d’être questionné. Dans une société où l’automatisation progresse, faut-il continuer à faire du travail salarié l’alpha et l’oméga de l’intégration sociale ?
Pour une réforme au service de l’humain
La création de France Travail soulève de nombreuses inquiétudes légitimes quant à ses conséquences sur les conditions de travail des agents et l’accompagnement des demandeurs d’emploi. Si l’objectif de lutter contre le chômage est louable, les modalités choisies vont se traduire par une accentuatioin de la précarisation et un accroissement des inégalités.
Une véritable politique de l’emploi ne peut se résumer à une course aux chiffres et à un renforcement des contrôles. Cette vision est partielle et partiale. Il s’agit avant tout se mettre au service de l’humain, en donnant les moyens d’un accompagnement de qualité tout en s’attaquant aux causes profondes du chômage. Les agents du service public de l’emploi savent bien de quoi je parle.
Cela implique de repenser en profondeur notre modèle économique et social, pour construire une société plus inclusive où chacun puisse trouver sa place. Le travail ne doit pas être une fin en soi, mais un moyen d’épanouissement et d’émancipation.
Dans cette optique, la réforme France Travail gagnerait à être profondément remaniée, en concertation avec l’ensemble des acteurs concernés : agents, demandeurs d’emploi, partenaires sociaux, associations, etc. C’est à cette condition qu’elle pourra véritablement contribuer à réduire le chômage tout en préservant la dignité et les droits de chacun.
Le défi est de taille, mais il en va de la cohésion de notre société. Plutôt que d’opposer emploi et protection sociale, efforçons-nous de construire un modèle qui concilie réalité économique et justice sociale. C’est tout l’enjeu des débats qui devraient se poursuivre dans les mois à venir autour de cette réforme majeure.