France Travail : une mise en place rendue difficile par la décision initiale d'associer deux réformes d'ordre différent, sur l'organisation du SPE et le RSA
France Travail : une mise en place rendue difficile par la décision initiale d'associer deux réformes d'ordre différent, sur l'organisation du SPE et le RSA
Depuis la publication du rapport présentant les propositions pour France Travail, nous nous sommes efforcés de publier sur le blog les réactions (et parfois l'absence de réaction comme dans Le rapport France Travail n'a suscité aucune réaction du patronat)
Celles-ci émanent de syndicats, d'associations d'élus, d'associations et parfois de personnes engagées (dont le très lu Martin Hirsch affirme que l'obligation de travail des bénéficiaires du RSA serait "une régression sociale comme il n'y en a pas souvent"). Nous les récapitulons en fin de cet article en nous réservant la possibilité de les compléter en cas de nouvelle publication significative (ou de signalement d'une réaction qui nous aurait échappée)
Nous allons poursuivre le suivi des expérimentations qui s'engagent dans 18 départements et engager une nouvelle phase liée à l'adoption de la loi. Mais avant nous allons publier notre propre réaction par rapport à ce rapport.
Il ne s'agit pas d'une tentative de synthèse entre des points de vue souvent divergents et parfois contradictoires mais d'un point de vue qui veut contribuer au débat.
Sans dénier un réel travail d'écoute, ni contester la volonté de concilier un projet et des mesures opérationnelles, il faut bien constater qu'il reste une impression de flou, probablement parce que la demande tenait de l'impossible.
En effet ce rapport tente de répondre à une double commande politique, celle issue de deux promesses d'Emmanuel Macron durant la courte campagne électorale de 2022, la création de France Travail d'une part, la mise en activité des bénéficiaires du RSA d'autre part, la décision du gouvernement d'associer deux expérimentations aux objectifs différents d'autre part, alors qu'elles sont fondées sur deux logiques différentes, la "rationalisation" de l'organisation du S.P.E., Service Publie de l'Emploi d'une part, une contrainte imposée aux bénéficiaires du RSA pour les inciter à une plus forte mobilisation en vue de leur retour à l'emploi.
Dans une première partie, nous allons rappeler brièvement ces deux logiques, avant de voir leur difficile articulation dans les expérimentations qui débutent.
Dans une deuxième partie, nous traiterons ce qui nous apparait comme les principaux points faibles du rapport, l'absence de diagnostic sur le fonctionnement de Pôle emploi, la poids de l'algorithme, le flou total sur les territoires, les questions liées aux compétences des collectivités, une impasse sur le financement et une improbable Académie
Enfin nous traiterons la question du calendrier, et du contexte politique
1. Deux réformes de logiques différentes réunies dans une unique expérimentation
1.1. La transformation de Pôle emploi en France Travail
En mars 2020 le candidat Emmanuel Macron publiait "Un projet présidentiel d’audace et d’espoir pour bâtir ensemble la France d'aujourd'hui et de demain." qui affirmait "Pôle emploi transformé en «France Travail » par la mise en commun des forces de l’État, des régions, des départements et des communes"
Conformément à une conviction souvent affirmée mais rarement concrétisée (comme par exemple la fusion entre métropole et départements promise en 2017 qui n'a pas reçu le moindre début d'exécution) que les regroupements sont par nature facteur de rationalisation et donc d'économies le candidat affirme vouloir «réussir à l’échelle d’un territoire, de mettre en commun tous les savoir-faire et les compétences, celle de Pôle emploi, celle de nos régions, de nos départements, des communes, des missions locales» (voir Dans le programme d'Emmanuel Macron, Pôle emploi deviendrait France Travail. Reste à choisir la logique, technocratique ou décentralisatrice)
Face à cette intention, Olivier Dussopt a porté un choix stratégique, celui de ne pas aller vers une nouvelle fusion, déclarant dès septembre 2022 France Travail ne sera pas "une superstructure fusionnant toutes les autres"
Le choix d'organiser la collaboration, démarche plus riche mais aussi plus exigeante, aurait supposer pour avoir les meilleures chances d'aboutir à une relatif consensus de ne pas être associé à un autre volet, qui ne pouvait qu'être plus polémique
1.2 La mise au travail/en activité des bénéficiaires du RSA
"J’instaurerai une obligation de 15 heures d’activité par semaine pour tout bénéficiaire du RSA." était une des 12 mesures phares du programme de Valérie Pécresse (voir Dans le programme de Valérie Pécresse l'instauration du travail gratuit pour les bénéficiaires du RSA).
Le président candidat, engagé dans une opération réussie de captation des voix de droite proposait pour sa part quelques jours plus tard "l'obligation de consacrer 15 à 20 heures par semaine à une activité permettant d'aller vers l'insertion professionnelle" (voir Comme Valérie Pécresse, Emmanuel Macron veut instaurer le travail gratuit pour les bénéficiaires du RSA)
Les subtilités déployées pour distinguer activité et travail n'ont guère modifié la perception dominante dans les médias et l'opinion, la mise au travail des bénéficiaires du RSA, comme contrepartie au maintien de leur modeste indemnisation, avec une prégnance du débat sur les sanctions.
Olivier Dussopt a très vite, dès mai 2022 pris ses distances avec ce qui ressemblait à du travail forcé comme nous l'avons relaté dans Olivier Dussopt enterre la mise au travail des bénéficiaires du RSA figurant dans le programme d'Emmanuel Macron. Provisoirement ? en situant l'insertion dans le champ de la proposition et non de l'obligation "notre objectif est que les gens sortent du RSA et pour cela il faut proposer aux bénéficiaires des parcours d’insertion et de retour vers l’emploi qui ne sont pas forcément des heures de travail, mais aussi de la formation ou de l’accompagnement, car l’essentiel est que le RSA ne soit pas une trappe à pauvreté mais une voie vers le retour à l’emploi".
Le ministre a maintes fois tenté d'affirmer le caractère premier du renforcement de l'accompagnement, dont la faiblesse avait été relevée avec précision par la Cour des Comptes, sans réussir à infléchir l'image initiale, la mise au travail plus ou moins forcée, qui continue à focaliser les oppositions. Il faut dire qu'il a lui-même effacé la notion de proposition au profit de celle de l'obligation;
A cette dimension s'ajoute la question des sanctions qui attire l'attention, comme le prouvent les retombées médiatiques de la visite de la première ministre sur le territoire d'expérimentation à la réunion, dont les médias nationaux n'ont retenu que l'affirmation de sanctions (voir A la Réunion, la visite d'Élisabeth Borne met en exergue l'obligation et les sanctions pour les bénéficiaires du RSA)
1.3. Des expérimentations engagées dans le flou
Alors qu'il était envisagé deux expérimentations, concernant chacune une dizaine de territoires portant l'une sur la préfiguration de France Travail, l'autre sur le RSA, la décision d'associer les deux expérimentations sur une vingtaine de territoires a indissociablement lié deux réformes et complexifié les enjeux, mais surtout fait disparaitre l'enjeu de la réforme du SPE derrière celui des évolutions du RSA.
Nous nous sommes ainsi trouvées dans une expérimentation engagée avec des attentes contradictoires qui n'ont pas été éclaircies puisque elles ont été engagées sans qu'aucun cahier des charges fixant les modalités n'ait été établi (voir RSA : une expérimentation qui commence sans que nombre de questions préalables n'aient été résolues). Parmi les questions en suspens, excusez du peu, on relève le caractère obligatoire ou pas pour un bénéficiaire de s'engager dans la démarche, et les procédures de sanctions, incluant l'a possibilité d'un droit de recours.
Notons qu'une autre promesse présidentielle, formulée en 2017 et renouvelée, l'instauration de «Territoires zéro non recours» fait l'objet d'une expérimentation en cours de lancement sans aucun lien avec les expérimentations que nous venons de mentionner (voir Lancement de l'appel à projets «Territoires zéro non recours» dans une logique opposée à celle de l'expérimentation RSA sous conditions)
2. Les principaux points faibles du rapport
2.1. Une absence de diagnostic des dysfonctionnements de Pôle emploi
Il semble que la rédaction de ce rapport se soit fondée sur un postulat : le fonctionnement de Pôle emploi est "globalement' satisfaisant, ce qui a conduit à ne pas s'intéresser à ce point.
Pourtant il aurait été utile de s'intéresser à certains points, dont an aurait pu espérer que la transformation permettait une utile amélioration. Parmi ceux-ci
- L'image de Pôle emploi qui demeure médiocre dans l'opinion (voir Pôle emploi dernier dans le Palmarès des services publics)
- Une pratique constante, dénoncée chaque année par le Médiateur de l'institution, à se sentir au dessus du droit et à imposer sa force
- Une difficulté à établir une collaboration sur une base égalitaire, comme l'a mis en évidence le rapport de l'IGAS sur le CEJ (voir Le rapport de l'IGAS sur le CEJ, Contrat Engagement Jeunes 2 : la demande à Pôle emploi de faire preuve de transparence)
- Une pratique des ressources humaines où la gestion des CDD, de plus ne plus nombreux, fait ressemble un certain nombre de ceux-ci à des mouchoirs jetables
- Un appel à des opérateurs externes, plus fondé sur le respect des procédures que sur le souci de la qualité de la prestation auprès des demandeurs d'emploi
- Un système descendant, plus fondé sur la nécessité de remplir des actions en prescrivant des prestations, que sur la recherche de la solution la plus adaptée à la situation de chaque demandeur
- Une faible capacité à adapter la démarche d'accompagnement à la diversité des publics, hors le calibrage qualitatif de la taille des portefeuilles
- ...
En résumé un réel sentiment d'assez faible humanité dans les rapports entre les demandeurs d'emploi et l'institution, dont il est difficile de faire un modèle attractif.
2.2 Un algorithme qui devrait devenir central
Le sujet qui suscite le plus d'interrogations est dans le recours proposé/imposé à une dématérialisation de l'ensemble de la procédure d'inscription, ce qui pose problème pour tous ceux, nombreux, qui ont des difficultés matérielles et/ou cognitives à maîtriser de telles démarches.
En opposition complète avec les préconisations de la défendeure des droits demandant qu'il y ait toujours une modalité alternative à la voie dématérialisée, cette volonté accentue les craintes que France Travail soit marqué par une déshumanisation accentuent celle qui est ressentie par nombre d'usagers de Pôle emploi
Et que penser d'une prise en compte de tous les jeunes accompagnés par les Missions locales et de tous les bénéficiaires du RSA dans les chiffres des inscrits à Pôle emploi qui ferait augmenter le nombre total actuel d'inscrits toutes catégories confondues, soit 6 110 100, de plus de 2 millions ?
2.3. Des territoires non définis
Le rapport fait l'impasse totale sur les territoires dans lesquels la collaboration doit se construire comme nous l'avons indiqué dans France Travail : pour construire des consortiums locaux il faut le faire sur un territoire pertinent. Lequel ?
La logique territoriale de Pôle emploi est fondée sur la capacité d'accueil des agences et n'a donc aucun lien avec celles que les collectivités ont mises en place pour fonder les Missions locales, organiser l'action sociale de proximité ou organiser la formation professionnelle (ceux-ci étant d'ailleurs souvent différents)
La complexité est réelle comme nous l'avons montré dans Quels territoires pour France Travail ? En Normandie, 48 agences Pôle emploi, 24 Missions locales, 20 zones d'emploi, 17 arrondissements
2.4. Les compétences des collectivités peu traitées
Difficile de ne pas voir dans les propositions formulées une forme de recentralisation rampante, à travers procédures, outils et autres annonces de coordination.
Les Régions ne voient aucune prise en compte de leurs demande de se voir confier la responsabilité de la totalité de l'offre de formation, les Départements craignent de se voir dépossédées de certaines de leurs responsabilités (voir Le retrait de la Seine-Saint-Denis de l'expérimentation RSA s'explique aussi par le refus de déléguer les prérogatives des départements à Pôle emploi), les Communes et les Intercommunalités ne voient pas quel rôle leur est confié
2.5. Une impasse sur le financement
Il est annoncé une obligation de réduction de la dépense publique, même si la multiplication d'annonces d'importantes dépenses nouvelles en contribue à les rendre crédibles.
L'accompagnement renforcé des bénéficiaires du RSA a un coût important, pour qu'un conseiller puisse consacrer un plein temps pour accompagner 40 ou 50 personnes.
La seule hypothèse un tant soit peu crédible serait d'augmenter, comme l'avait fait Muriel Pénicaud en affirmant vouloir améliorer l'accompagnement des demandeurs d'emploi, le prélèvement sur les sommes que l'Unedic consacre à l'indemnisation des chômeurs.
Un sujet à débattre avec les partenaires sociaux jusqu'à présent soigneusement écartés d'une réelle implication, en conformité avec le rôle fort limité qu'Emmanuel Macron leur accorde
2.6. Une improbable académie virtuelle
Le rapport comporte la proposition d'une démarche commune de formation des salariés de l'ensemble des structures à travers une "Académie"
C'est la simple reconduction de la neuvième proposition du Pacte d'ambition pour l'IAE Créer l'Académie de l'inclusion pour former les acteurs et harmoniser les bonnes pratiques dans une logique de confiance
Le rédacteur principal du Pacte qui incluait cette proposition est un certain Thibault Guilluy, qui la recycle aujourd'hui, alors que depuis quatre ans elle n'a guère rencontré de succès
3. Une application difficile
3.1. Un calendrier problématique
Plusieurs acteurs, collectivités, syndicats, associations ont demandé une mesure qui apparait de bon sens : ne pas voter de loi changeant les règles sans que les premiers résultats de l'expérimentation aient pu être pris en compte.
Pourtant le débat au Parlement est annoncé comme devant commencer au mois de juin à l'Assemblée Nationale et se poursuivre sans délais au Sénat : on a du mal à comprendre la logique qui voit une expérimentation se mettre en place et les règles permettant la généralisation être fixées alors que l'expérimentation commence à peine.
3.2, Un contexte politique instable
Le débat au Parlement s'engage dans le contexte explosif que nous avons vu lors de l'examen du projet de loi sur la réforme des retraites.le choix d'associer dans un même projet de loi deux volets assez différents rend plus complexe la recherche d'une majorité à l'Assemblée Nationale, indispensable, le recours du 49.3, avec le risque de nouvelles explosions, étant exclu.
Un vote favorable de LR est donc nécessaire pour que la loi soit adoptée alors que ce groupe vient de déposer une proposition de loi pour obliger les bénéficiaires du RSA à travailler gratuitement et va donc faire du durcissement des contraintes imposées aux bénéficiaires du RSA une condition de son soutien.
De son côté le Sénat va être attentif à ce que le rôle des collectivités, fort peu défini à l'heure actuelle, soit précisé, au risque d'une nouvelle complexification.
En conclusion nous ajoutons à cette situation difficile une difficulté crée par la propension du président de la République, par de petites phrases méprisantes à l'encontre des plus défavorisés, à accroitre la tension dans une période où il prétend pourtant que la pays a besoin de détente.
Difficile de penser que par les conditions de sa production, ce rapport pose les bases d'une réforme associant un certain consensus et un minimum d'efficacité.
Source : https://blogs.alternatives-economiques.fr/abherve/2023/05/14/france-travail-une-mise-en-place-rendue-difficile-par-la-decision-initiale-d-associer-deux-reformes-d-ordre-different-sur-l-organisation-du-spe-et-le-rsa