Ouvrir les cartons. Sortir les produits. Remplir les rayons. Christineconnaît ces gestes par cœur. Pendant quinze ans, elle a réapprovisionné les étals de « son » Intermarché. « C’était un métier physique, se souvient-elle. Je me levais tôt tous les matins, mais j’aimais mon travail. »
Les dernières années néanmoins, le cadre se dégrade. Sa supérieure hiérarchique « lui pourrit la vie », explique-t-elle. Si bien qu’un jour, la médecine du travail la déclare inapte à tout emploi dans ce supermarché. C’était en 2017. Christine a alors 56 ans et ne se laisse pas abattre :
« Je ne pensais qu’à une chose : retrouver du boulot. J’ai déposé des CV dans tous les magasins du coin. Je voulais vraiment retravailler. »
Son enthousiasme est vite rattrapé par la réalité. Les seuls contrats qu’elle réussit à décrocher sont précaires et loin des supermarchés : saisonnière chez un horticulteur, CDD de remplacement pour de l’entretien. Et, depuis un an, plus rien.
« Mes droits au chômage étant épuisés, je vais demander ma retraite au mois de juillet. Elle sera faible car je n’ai pas tous les trimestres nécessaires pour bénéficier d’une pension à taux plein et que j’ai six mois de plus à faire à cause de la réforme. Mais je n’ai pas le choix, je n’ai plus de revenus. »
Comme Christine, les seniors sont nombreux à ne pas ou à ne plus travailler en fin de carrière. Les raisons sont diverses : contrats qui arrivent à terme, licenciements, « préretraites » d’entreprise, départs pour raisons de santé, inaptitude ou encore ruptures conventionnelles.
Le taux d’emploi des 55-64 ans est de 56,9 % en France en 2022, contre 62,4 % en moyenne dans l’Union européenne (UE). Pour les 60-64 ans, il est de 33 % dans l’Hexagone, contre 46,6 % pour l’UE.
Ce constat fait tache pour le gouvernement, qui a fait du plein-emploi une obsession. Alors fin novembre, le ministère du Travail a annoncé un « nouveau pacte de la vie au travail », englobant la question d’un compte épargne-temps universel (Cétu), la reconversion et l’usure professionnelles, et l’emploi des seniors.
Sur ce sujet, l’objectif est ambitieux : amener le taux d’emploi des seniors à 65 % d’ici à 2030. Pour y parvenir, des négociations entre les partenaires sociaux se sont ouvertes en décembre et doivent s’achever fin mars.
La condition du gouvernement, « à budget constant »
Si le patronat et les syndicats parviennent à un accord national interprofessionnel (ANI), leurs propositions pourraient être reprises dans une loi. « Catherine Vautrin veut attendre la fin des négociations des partenaires sociaux pour arbitrer », précise-t-on au ministère.
Sans rentrer dans le détail de la future législation dans son document d’orientation, le gouvernement a néanmoins donné une condition aux partenaires sociaux : les mesures ne doivent pas engendrer de dépenses publiques supplémentaires. Mais l’exécutif prend-il en considération l’assurance chômage ?
Après tout, « l’effet de la réforme des retraites augmente la durée du chômage et le nombre de chômeurs seniors de manière conséquente », rappelle l’économiste Michaël Zemmour.
Or, le gouvernement a déjà annoncé son souhait de décaler de deux ans l’indemnisation des seniors. Aujourd’hui, les plus de 55 ans ont en effet droit à 27 mois d’indemnisation chômage maximum, contre 22,5 mois pour les 53-54 ans et 18 mois pour les moins de 53 ans. « Une disposition de connivence qui les pousse à Pôle emploi », selon Bruno Le Maire.
Derrière le discours de Bercy, « on a l’impression que le gouvernement veut amortir la hausse des coûts, due à l’augmentation du nombre de chômeurs seniors avec la réforme des retraites, par une baisse de leur protection », analyse encore Michaël Zemmour.
« Rien n’indique à quel point cette durée d’indemnisation maximale est utilisée, complète l’économiste Annie Jolivet. Les seniors ne restent pas dans leurs fauteuils à ne rien faire. Au contraire, cette règle peut les aider à faire face à des CDD récurrents. »
Plusieurs pistes sont donc à l’étude, et ce n’est pas simple.
1/ Le retour de l’index senior…
Deux mesures font leur grand retour dans le débat : l’index senior et le « CDI senior ». Portés par la droite au Sénat lors des débats sur la réforme des retraites, ces dispositifs avaient été retoqués en avril par le Conseil constitutionnel, qui jugeait que ces « cavaliers sociaux » « n’avaient pas leur place dans la loi ».
« Si on ne tape pas au portefeuille des entreprises, l’index senior ne marchera pas », Olivier Guivarch de la CFDT
L’index senior prendrait la forme d’un indicateur sur l’emploi des salariés âgés dans les entreprises. Selon leur taille, toutes ne seraient sans doute pas concernées.
Les critiques sont néanmoins déjà nombreuses : « Dans les PME, ce serait une usine à gaz impossible à mettre en place », explique Eric Chevée, vice-président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). « Cela risque d’être biscornu, paperassier », abonde Serge Volkoff, statisticien et ergonome.
Mais au-delà de sa mise en place, son efficacité pose question : « On le voit déjà avec l’index égalité professionnelle : il n’impose aucune contrainte. Pour être efficace, il faudrait que ce soit contraignant pour les entreprises », regrettent Sandrine Mourey et Nathalie Bazire, de la CGT.
Le point de vue est partagé par la CFDT : « Si on ne tape pas au portefeuille des entreprises, ça ne marchera pas », juge Olivier Guivarch. Par exemple, en conditionnant des aides publiques versées aux entreprises, suggèrent les syndicats.
2/… et du CDI senior
La deuxième mesure défendue par Les Républicains est celle d’un contrat de travail pour les salariés passé un certain âge. Avantage pour les entreprises, ce CDI senior serait exonéré de certaines cotisations.
Sans surprise, le patronat se dit favorable à cette option : « Plus on avance dans l’âge, plus on est cher sur le marché du travail. Cette question du coût du travail est centrale », défend Eric Chevée. Le porte-parole de la CPME en est persuadé :
« Il faut passer à un contrat gagnant-gagnant pour l’entreprise, l’assurance chômage et le salarié : on garantit l’emploi dans l’entreprise jusqu’à la retraite à taux plein, en contrepartie, on accepte une diminution progressive (un point par an) du taux de cotisation chômage, que l’entreprise rembourserait si elle ne respecte pas son engagement. »
Mais pour les salariés, un tel « contrat senior » regroupe tous les ingrédients d’une « fausse bonne idée », souligne l’économiste Annie Jolivet :
« Il n’y a aucune raison de mettre en place des exonérations de cotisations sociales spécifiques à l’âge car cela supposerait qu’il faille compenser une baisse d’efficacité ou de productivité parce qu’on aurait atteint un certain âge, ce qui est loin d’être prouvé. Qui plus est, les expériences passées de “contrats seniors” n’ont jamais réglé le problème du chômage des plus âgés. »
3/ Un temps partiel senior
Autre dispositif en discussion : la réduction de la durée du travail pour les seniors. Pourquoi pas, mais sous quelle forme ? Bruno Le Maire a évoqué la possibilité que les salariés de plus de 55 ans puissent travailler 80 % de leur temps, en étant payés 90 % et en cotisant à 100 % pour la retraite.
La formule fait bondir les syndicats : un temps partiel pour les seniors, d’accord, « à condition que cela soit une demande de la personne et, surtout, que les cotisations et le salaire soient maintenus à 100 %, insiste Olivier Guivarch, de la CFDT. Hors de question que les salariés seniors perdent des droits ou du pouvoir d’achat. »
4/ Un renforcement de la formation
C’est à la fois LE sujet incontournable et un vieux serpent de mer. Pas étonnant : « La formation est un élément essentiel du maintien en emploi après 55 ans », rappelle l’économiste Hippolyte d’Albis. Or, la France est mauvaise élève : d’une part, le niveau de formation initiale des seniors de l’Hexagone est inférieur à celui observé dans les pays comparables. D’autre part, la formation continue des seniors français est faible.
« Plus on avance dans l’âge, moins on accède à la formation. Même si d’autres dimensions entrent en compte et créent des inégalités, comme la catégorie socioprofessionnelle ou la taille de l’entreprise pour laquelle on travaille », précise Catherine Delgoulet, ergonome.
Dans le débat, tout le monde met donc son grain de sel : la CFDT plaide pour un bilan après vingt ou vingt-cinq ans de carrière qui serait financé, ambitieux, prévu sur le temps de travail et en dehors de l’entreprise.
« Il ne s’agirait pas d’un simple entretien, mais d’un suivi qui permettrait au salarié de prendre conscience de ses compétences, de son expérience acquise et d’envisager sa deuxième partie de carrière », détaille Olivier Guivarch.
Côté patronat, on n’est pas contre l’idée d’un bilan à 360 degrés à mi-carrière, ni sur l’amélioration de la formation, mais c’est le financement qui refroidit : « Les employeurs seront disposés à financer à partir du moment où ce sera dans l’intérêt de l’entreprise et pas seulement dans celui du salarié. Or, aujourd’hui, avec le CPF [compte personnel de formation, NDLR], c’est rarement le cas », synthétise Eric Chevée.
« Il ne faut pas faire de la formation l’alpha et l’oméga des problèmes d’emploi des seniors », Catherine Delgoulet, ergonome
Mais attention au raccourci : concentrer la formation des salariés sur le moment où ils approchent de la retraite ne réglera pas tout. La formation doit avoir lieu tout au long de la vie professionnelle.
De même, « ce n’est pas qu’une question d’accès ou de volume d’heures de formation, il faut repenser les méthodes, alerte Serge Volkoff. La formation doit renforcer un lien avec les aspects concrets de l’activité, sans faire table rase des compétences acquises par le passé ».
Et si le sujet prend une place considérable dans les négociations, « il ne faut pas faire de la formation l’alpha et l’oméga des problèmes d’emploi des seniors, renchérit Catherine Delgoulet. Ça ne va pas résoudre les problèmes de conditions et d’organisation du travail ».
5/ Des mesures plus globales ?
Or, ce point est fondamental, s’accordent à dire les chercheurs. Certains appellent même les partenaires sociaux à réorienter le débat : finalement, faut-il vraiment continuer à considérer les seniors comme des travailleurs à part ou réfléchir à améliorer les conditions de travail pour tous ?
« Les pays qui ont un taux d’emploi des seniors élevé sont aussi ceux qui ont les meilleures conditions de travail », rappelle Serge Volkoff.
Pour Annie Jolivet aussi, la priorité est claire : « Si les salariés rencontrent des problèmes liés à leur santé, au temps de travail ou à la pénibilité des tâches, ces difficultés sont présentes à n’importe quel âge. On va dans le mur en s’accrochant à des mesures spécifiques aux seniors. »
« On va dans le mur en s’accrochant à des mesures spécifiques aux seniors », Annie Jolivet, économiste
Mettre l’accent sur cette catégorie d’âge peut au contraire accentuer des préjugés déjà très présents sur les plus de 55 ans. « Parmi les craintes, on peut citer celles que leur productivité se détériore, qu’ils prennent la place des jeunes ou encore qu’ils soient incapables de s’adapter aux nouvelles technologies, énumère Hippolyte d’Albis. Ces préjugés engendrent de multiples discriminations, qui représentent un puissant frein à l’emploi des seniors. »
Pourtant, aucune étude ne prouve que les seniors seraient des salariés ingérables ou incapables de s’adapter. Reste à savoir si gouvernement et partenaires sociaux tiendront compte des recommandations des experts.
source : https://www.alternatives-economiques.fr/gouvernement-agite-baton-faire-travailler-seniors/00109372