L’objectif du plein-emploi est en train de s’éloigner

La baisse extraordinaire de la productivité du travail observée en France depuis la crise Covid a permis au chômage de reculer, mais la fin des soutiens à l’emploi pourrait changer la donne.

PHOTO : Fabrice Erre

La situation actuelle du marché du travail le confirme : la pandémie de Covid-19 constitue un épisode extraordinaire dans l’histoire économique. S’il est habituel d’observer une meilleure résistance de l’emploi que de l’activité au cours des premiers trimestres qui succèdent à une crise économique, la reprise de l’activité qui suit est alors très peu riche en emplois permettant à la productivité du travail1 de retrouver peu ou prou son niveau tendanciel : c’est ce que l’on nomme le cycle de productivité.

A titre d’exemple, au cours de la crise de 2008, après avoir connu une baisse de 3,5 % la première année, la productivité du travail est revenue à son niveau d’avant-crise au bout de deux ans et le dépassait de plus de 5 % au bout de sept ans, soit une progression annuelle moyenne proche de son rythme d’avant la crise financière (0,8 %).

En l’état actuel des comptes nationaux, l’évolution du marché du travail ne semble pas aujourd’hui suivre ce schéma habituel. Plus de trois années après le début de la crise sanitaire, la productivité du travail, loin d’avoir dépassé son niveau de 2019, peine à se redresser.

Plus de salariés pour produire autant

Au deuxième trimestre de 2023, alors que l’activité dans le secteur privé en France se situe 2 % au-dessus de son niveau postcrise, le niveau d’emploi dans l’Hexagone est quant à lui, et à la grande surprise des prévisionnistes, déjà significativement au-delà, à plus de 6 %. A l’heure actuelle, on aurait donc besoin de près de 780 000 salariés de plus pour produire la même chose qu’en 2019 !

Ainsi, quatorze trimestres après le déclenchement de la crise sanitaire, la productivité du travail se situe 4,4 % en dessous de son niveau d’avant ce déclenchement, quand elle était, au même moment au cours de l’épisode de la grande crise financière de 2008, 1,5 % au-dessus.

Par ailleurs, compte tenu du sentier de croissance de la productivité du travail observé avant la crise, la situation de l’activité dans le secteur privé aurait dû déboucher, non pas sur plus de 1,1 million de créations de postes mais sur une baisse de 140 000 emplois, soit un surplus de 1,3 million de salariés.

Porté par cette bonne surprise sur le front de l’emploi, le nombre de chômeurs a diminué de 261 000 depuis la fin 2019, permettant au taux de chômage de baisser de plus de 1 point, pour s’établir au deuxième trimestre 2023 à 7,2 % de la population active, niveau jamais observé depuis la crise des subprime de 2008.

Une baisse de la productivité transitoire

Cette amélioration sur le front du chômage jusqu’au troisième trimestre, durant lequel il est remonté à 7,4 %, repose donc sur la baisse extraordinaire de la productivité du travail qui, si elle s’avérait pérenne, faciliterait le retour au plein-emploi.

Mais, comme nous l’avons montré dans une étude récente2, une grande partie de cette baisse de la productivité du travail ne serait que transitoire, car liée à quatre causes qui sont elles-mêmes temporaires.

La première cause réside dans la baisse du coût réel du travail depuis plus de trois ans en lien avec des salaires qui ont progressé moins vite que les prix de production. Cela aurait permis aux entreprises de maintenir des effectifs supérieurs à ce que nécessitait réellement leur production, soit selon nos estimations quelque 130 000 emplois supplémentaires.

La deuxième est associée à une durée du travail moyenne par salarié qui, après avoir fortement baissé pendant la crise avec la mise en place de dispositifs d’activité partielle, a tardé à retrouver le niveau qui prévalait avant la crise. En cause notamment, des taux d’absence toujours plus élevés aujourd’hui qu’en 2019, avec pour conséquence de réduire la productivité apparente des salariés : de quoi expliquer plus de 150 000 emplois en sus.

Par ailleurs, et cela constitue la troisième raison, le fort recours à l’apprentissage observé depuis 2019 explique une partie des créations d’emplois salariés depuis la crise sanitaire. Renforcé par la réforme structurelle qui a remis à plat la politique d’apprentissage en 2018 ainsi que par l’aide exceptionnelle très généreuse et non ciblée créée mi-2020 dans le cadre du Plan de relance, l’apprentissage enchaîne les records jusqu’à parvenir à 829 000 nouveaux contrats conclus et 968 000 apprentis en cours de formation en fin d’année en 2022, soit deux fois plus que fin 20193. Selon nos estimations, le boom de l’apprentissage expliquerait plus de 250 000 emplois salariés additionnels, estimation proche de celle des économistes Fanny Labau et Adrien Lagouge4.

Enfin, la quatrième raison est liée aux nombreuses aides distribuées aux entreprises depuis la crise du Covid-19, notamment par l’intermédiaire des prêts garantis par l’Etat (PGE). Celles-ci ont non seulement pu enrichir la croissance en emplois des entreprises qui se portent bien mais aussi maintenir artificiellement certaines d’entre elles en activité alors même qu’elles auraient dû faire faillite.

Ce dernier phénomène s’observe notamment dans le nombre moindre de défaillances d’entreprises au cours des trois dernières années par rapport aux années précédentes et expliquerait plus de 290 000 emplois supplémentaires. Au total, nous estimons que ces quatre raisons expliqueraient les deux tiers de la bonne tenue du marché du travail au cours de la période, ce qui correspondrait à près de 830 000 salariés.

Mais avec le remboursement progressif des PGE, le retour observé à une durée du travail à son niveau post-crise, la baisse votée de l’aide exceptionnelle pour l’apprentissage et le rattrapage, ne serait-ce que partiel, des salaires sur les prix, ces soutiens à l’emploi vont disparaître, voire s’inverser au cours des prochaines années. La productivité du travail devrait alors augmenter à nouveau et tendre progressivement vers son niveau d’avant la crise.

Avec une productivité en hausse, couplée à une conjoncture peu porteuse et au premier effet de la réforme des retraites qui augmente, selon les projections de l'Insee, de plus de 500 000 la population active à l'horizon de 2027, l'objectif à ce même horizon d'un taux de chômage de 5 %, synonyme de plein-emploi, s'éloigne inéluctablement.



16/01/2024
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