Pôle emploi ?: quand le privé prend les choses en mains

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Depuis l’été 2015, Pôle emploi prescrit à haute dose deux formations – Activ’projet et Activ’emploi – confiées à des opérateurs privés de placement. La méthode n’est pas nouvelle, mais la pression mise sur les chômeurs n’a jamais été aussi forte, avec, à la clé, un emploi au rabais ou la radiation ! Et d’une pierre deux coups : moins de chômeurs… et moins de service public !

 

« Il se passe vraiment quelque chose en ce moment », rapporte Rose-Marie Péchallat, présidente du site Recours Radiation (www.recours-radiation.fr). « Sur le forum, certains osent désormais parler de leurs expériences. » Des signaux d’alerte que perçoit également Benoît, conseiller Pôle emploi dans la banlieue sud de Paris, qui exerce depuis une vingtaine d’années : « On récupère des gens en larmes, maltraités. Et Pôle emploi laisse faire… »

Cause de ce désarroi des demandeurs d’emploi ? Les nouvelles prestations, Activ’projet et Activ’emploi, confiées par Pôle emploi à des opérateurs privés de placement (OPP), notamment au géant australien du secteur, Ingeus. Pour un budget total de 140 millions d’euros (1) par an pour la période 2015-2019 (90 millions pour Activ’emploi et 50 millions pour Activ’projet), Pôle emploi a décidé d’externaliser une partie de ses demandeurs d’emploi. Une pratique, qui existe depuis 2007, mais qui semble avoir pris une drôle de tournure depuis l’été dernier. Si les premiers retours sur la prestation Activ’projet, qui consiste à faire progresser les demandeurs d’emploi sur leur projet professionnel avec un suivi externe de 120 jours au maximum, sont mitigés, la prestation Activ’emploi est parvenue à faire en quelques mois l’unanimité… contre elle !

En effet, le but de cette formation est d’amener le chômeur à décrocher un job en quatre mois, et ce avec force « coups de pied aux fesses et menaces en tout genre », assure Rose-Marie Péchallat. Mais pas n’importe quel chômeur, puisque cette prestation externalisée s’adresse aux demandeurs d’emploi les plus autonomes, ceux qui, dotés des bons outils et des bons réseaux, retournent vers l’emploi de manière naturelle. Et si officiellement Pôle emploi externalise cette gestion pour soulager ses conseillers internes et leur permettre de se concentrer sur les chômeurs les « plus fragiles », ce choix étonnant doit être également analysé au vu du sévère rapport rendu par la Cour des comptes, au printemps 2014. Celle-ci avait en effet montré que les résultats obtenus par les OPP (sur la période 2007-2012) n’étaient en rien meilleurs que ceux des conseillers Pôle emploi. Mais les personnes envoyées aux OPP par Pôle emploi étaient alors les chômeurs les plus éloignés de l’emploi. Un public jugé « difficile » par les opérateurs extérieurs pour expliquer leurs maigres résultats. Ce constat aurait pu alors convaincre Pôle emploi de se passer de ces prestataires. Mais le service public a simplement décidé que, désormais, ce seront les chômeurs les plus « autonomes » qui seront suivis en externe.

La Cour avait également pointé la tendance de Pôle emploi à choisir essentiellement ses prestataires en fonction de leurs prix. Un effort d’économie qui pourrait être louable, s’il n’avait des conséquences désastreuses. En effet, avec un prix variant de 440 à 480 euros – selon les régions – par bénéficiaire, ces appels d’offres ne sont viables qu’à condition de « gérer » un maximum de chômeurs. Vœu exaucé, puisque Pôle emploi s’est engagé à envoyer, chaque année, 500 000 demandeurs d’emploi sur Activ’emploi et 160 000 sur Activ’projet. D’où cette désagréable sensation, tant pour les conseillers Pôle emploi que pour les chômeurs, que ces prestations deviennent quasi automatiques.

Les chômeurs, entre pression et menaces

Un conseiller Pôle emploi constate ainsi, un brin désabusé : « Il y a une pression par Pôle emploi pour envoyer le maximum de monde vers ces opérateurs privés, en utilisant la notion floue de “personne autonome”. » Les conseillers interrogés pointent tous, pourtant, l’inadaptabilité et l’inutilité de ce recours aux prestataires privés. Luc Chevallier, syndicaliste SUD Île-de-France, évoque ainsi « des gens qui y sont envoyés sans que cela ne cadre avec leurs besoins », avant de préciser : « L’impression de nombreux conseillers est que ces prestations ont un côté gadget et que la personne envoyée chez eux et qui retourne à l’emploi aurait pu y parvenir sans eux. »

Selon le cahier des charges, « la prescription de la prestation relève d’une décision de Pôle emploi avec l’accord du bénéficiaire ». Or, la prestation a pu être prescrite sans que les demandeurs d’emploi ne comprennent ni son enjeu ni le fait qu’elle sera exclusive de tout autre entretien avec un conseiller Pôle emploi : « Ce qui m’a intriguée a posteriori est la façon détachée avec laquelle on m’a orientée dès le premier entretien vers Activ’emploi, raconte ainsi une nouvelle inscrite. Rien ne m’a été expliqué, on m’a seulement dit qu’il s’agissait d’une réunion pour les plus autonomes. C’est seulement une fois reçue ma convocation à cette “réunion” que j’ai compris les enjeux : radiation possible si je ne m’y rendais pas, radiation possible si j’abandonnais, radiation possible si je ne consultais pas le site au moins une fois par semaine. Or, ce site n’est au final qu’un amoncellement d’étapes virtuelles à valider pour gagner des vignettes, comme si on était à la maternelle. »

Ces opérateurs étant en grande partie payés en fonction des résultats, certains chômeurs racontent avoir été harcelés pour accepter des contrats au rabais qui ne leur correspondaient pas. Et Benoît de citer le cas de cette secrétaire de 54 ans, privée de formation en bureautique, mais placée d’office sur un poste de femme de ménage. « Depuis son inscription à Activ’emploi, cette femme est plus allée chez le médecin en 2 mois qu’en 10 ans. Les personnes se font engueuler devant tout le monde si elles refusent des offres. » Il y a aussi ces formations refusées alors que ces prestations sont « vendues » avec l’idée qu’il sera possible de solliciter leur financement : « Les OPP découragent car ils n’y ont pas intérêt. Ils bloquent, au lieu d’aider », s’étrangle un conseiller Pôle emploi.

Certains opérateurs n’hésitent pas à pousser directement vers la sortie les demandeurs d’emploi perçus comme trop « difficiles » à recaser, afin de faire « rentrer » à leur place d’autres chômeurs, dans un flux tendu et lucratif. Selon le contrat défini par Pôle emploi, une partie de la rémunération qui leur est versée varie selon trois termes : « Une part fixe égale à 35 % du prix unitaire de la prestation parvenue à son terme ; une part variable qui peut aller jusqu’à 65 % du prix unitaire de la prestation dont le paiement est conditionné par le placement du demandeur d’emploi (contrat de plus de 78 heures par mois). Cette part variable est ramenée à 32,5 % pour un placement dans un contrat court (entre 3 et moins de 6 mois). »

Mais on s’interroge en constatant qu’il y a aussi une rémunération partielle « suite à l’abandon d’un demandeur d’emploi ». Cet abandon « après deux mois d’exécution de la prestation ouvre droit à 30 % de la part fixe ». Une conseillère Pôle emploi témoigne : « Des personnes se voient dire dès le premier entretien que la prestation ne correspond pas à leur profil. Mais sur le dossier, les opérateurs inscrivent “abandon”, ce qui entraîne une radiation ! » Sur le Web, des témoignages d’ex-conseillers d’opérateurs privés décrivent les stratagèmes utilisés pour amener les demandeurs d’emploi à la faute : rendez-vous fixés par mail et impossibles à honorer, mauvaises adresses de rendez-vous, faux numéros de téléphone, etc. (2) Et comme tout abandon de la prestation est immédiatement sanctionné par une radiation, Pôle emploi semble aussi y trouver son compte.

Le lent démembrement du service public

Selon Luc Chevallier, le bilan d’Activ’emploi et Activ’projet est régulièrement repoussé : « Là où je travaille, en banlieue parisienne sud, la direction fait régulièrement le point, mais la publication des résultats est repoussée. Officiellement, on devrait les avoir fin mars. » Alors que tout indique que ces prestations n’ont pas prouvé leur efficacité, comment expliquer qu’elles soient ainsi promues au sein de Pôle emploi ? Pour Luc Chevallier : « Il y a là un vrai choix idéologique, opéré par la direction générale de Pôle emploi. Il est sous pression du gouvernement qui veut faire la démonstration que le privé est plus efficace que le public. Or ce n’est pas vrai. »

Les opérateurs privés entrent aussi dans une logique de dématérialisation du service public : « Il s’agit de retirer aux conseillers la gestion de nombreuses prestations. On veut banaliser le recours à la sous-traitance. On dépèce Pôle emploi. Avec l’informatisation systématique de nombreux services – inscription, gestion des allocations –, on a l’impression qu’à terme tout sera sous-traité au privé et que la direction met en place des organisations qui peuvent être externalisées par petits bouts. Il ne restera au final à Pôle emploi que l’impulsion de la politique », indique le syndicaliste.

Les conseillers Pôle emploi interrogés soulignent le sentiment de perte de sens dans leur métier, l’impression d’être devenus des « opérateurs de saisie » : « On est devenu un établissement public avec une logique de productivité. On est donc moins efficace dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi car il y a parcellisation des tâches », soupire l’un d’eux.

Le MEDEF en a rêvé, Pôle emploi le fait

Systématiser le recours à ces entreprises revient de fait à considérer que le chômage est devenu un terrain sur lequel des profits peuvent être faits. « Concrètement, la gestion des demandeurs d’emploi est devenue un marché juteux et les OPP en profitent », constate Luc Chevallier. Les sociétés d’intérim ne s’y sont pas trompées, explique Michel Abhervé, professeur d’économie sociale et de politiques publiques à l’université de Marne-la-Vallée : « Elles ont réussi ainsi à transformer ce qui était auparavant un poste de coût (trouver des intérimaires potentiels avec des gens chargés de les recruter), en un poste de profit. Elles font du bénéfice en répondant à ce type de marché tout en ayant accès à un vivier de candidats pour leurs autres clients. » Autrement dit, les opérateurs privés sont payés par l’argent public pour placer auprès des chômeurs, souvent avec des méthodes discutables, des CDD et autres contrats précaires, ce qui leur assurera un autre bénéfice, par leurs clients cette fois-ci. Un schéma économique indéniablement lucratif !

L’État y trouve aussi un avantage : il délègue simplement aux opérateurs privés, à la logique tout économique, la fonction de gendarme. Ceux-ci permettent, sans beaucoup d’état d’âme, la mise au pas des chômeurs, voire leur radiation, ce qui est autant d’économisé sur les allocations chômage. Plus largement, François Hollande a conditionné sa candidature en 2017 à une « baisse de la courbe » du chômage. Or, ces radiations facilitées par une logique mercantile peuvent aider à faire décliner, même artificiellement, même aux dépens des chômeurs, cette fameuse courbe. Seulement, comme le fait remarquer justement Luc Chevallier, « si on peut faire baisser les chiffres du chômage, cela ne signifie pas qu’il y aura moins de chômeurs, bien au contraire ».
Sollicités à plusieurs reprises, ni Ingeus, ni Pôle emploi n’ont souhaité donner suite à nos demandes d’entretien.

Repères

  • – 27 900 Baisse du nombre de demandeurs d’emploi inscrits, sans emploi, au cours du mois de janvier 2016.
  • – 18 300 Baisse du nombre de demandeurs d’emploi inscrits, y compris ceux exerçant une activité réduite, au cours du mois de janvier 2016.
  • + 4 % Augmentation des radiations administratives sur 3 mois (novembre à janvier).
  • 42 100 Nombre moyen de radiations administratives par mois.
source : http://www.humanite.fr/pole-emploi-quand-le-prive-prend-les-choses-en-mains-602778


21/04/2016
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