CHÔMAGE : L’Europe en route vers le plein-emploi
Tous les indicateurs sont au vert pour atteindre le plein-emploi dans l’Union européenne, où la population active ne cesse de diminuer.
Souvenez-vous. Il fut un temps, pas si lointain, où tous les regards étaient rivés sur les chiffres du chômage. C’était le baromètre politique par excellence, celui que scrutaient tous les élus pressés par leurs concitoyens de trouver une solution miracle.
Le quinquennat du précédent président, François Hollande, a été rythmé par cette question quasi existentielle : allait-il réussir à inverser la courbe du chômage, comme il l’avait promis ? Le suspense est monté à son comble, mais à partir du moment où la réponse fut « oui », mi-2015, cette préoccupation a disparu des radars. Et malgré sa réussite sur ce plan, François Hollande n’a même pas osé se présenter à sa propre succession, laissant la voie libre à Emmanuel Macron.
Le chômage en baisse en Europe
Si le chômage est moins anxiogène, c’est que les nouvelles sont plutôt bonnes sur ce front en Europe.
« La reprise après la crise sanitaire a pris l’allure d’un “V”, et les principaux indicateurs du marché du travail sont à leur plus haut niveau depuis le début du siècle, souligne un rapport d’Eurofound, l’agence de l’Union européenne chargée de l’amélioration des conditions de vie et de travail 1. Pour la première fois depuis une génération, les pénuries de main-d’œuvre plutôt que le chômage – c’est-à-dire l’offre de travail plutôt que la demande – sont la préoccupation politique la plus urgente. »
Le chômage ne concerne en effet plus que 6,7 % de la population active dans la zone euro, son niveau le plus bas depuis trente ans. Le pic enregistré en 2020, à 8,5 %, au moment où les économies se sont confinées, est désormais de l’histoire ancienne.
Même les effets de la grande crise financière de 2008 sont enfin effacés. Du moins, en moyenne, à l’échelle de la zone euro. Ce n’est pas encore vrai pour les pays du sud du continent, qui ont subi de plein fouet ce choc économique ainsi que la crise des dettes publiques qui a suivi.
Les écarts restent en effet importants entre pays, notamment entre l’Espagne et la Grèce, qui comptent toujours un taux de chômage supérieur à 12 %, et la Pologne ou la République tchèque, qui recensent moins de 3 % de chômeurs.
Mais dans la plupart des Etats, la baisse est significative. Notamment parmi les mauvais élèves de la classe européenne : c’est en Grèce (– 5,2 points) et en Espagne (– 1,6 point) que ce taux a connu la chute la plus spectaculaire entre fin 2019 et fin 2022. En Italie, les perspectives sont aussi encourageantes :
« La demande de travail est revenue au-dessus des niveaux enregistrés avant la pandémie, avec environ 500 000 postes à pourvoir par les entreprises en janvier 2023, un chiffre en hausse de 14 % par rapport à 2019 », confirme Cristina Tajani, présidente et directrice générale d’Anpal servizi spa, l’agence italienne pour les politiques actives du marché du travail.
Un taux d’emploi record
Plus largement, le chômage est plus faible aujourd’hui qu’avant la pandémie dans 19 pays sur les 27 que compte l’Union européenne. Et dans 8 autres pays, la situation sur le marché du travail est restée quasiment stable. Elle ne s’est dégradée sensiblement qu’en Estonie, Lettonie, Finlande et Croatie.
Quant au plein-emploi, c’est déjà une réalité pour 10 Etats membres, qui affichent un taux de chômage inférieur à 5 %, seuil généralement admis par les économistes pour décerner ce Graal : c’est notamment le cas de l’Autriche, du Danemark, de l’Irlande, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Slovénie ou encore de la Pologne. Mais mesurer le plein-emploi à partir du seul taux de chômage est réducteur, comme l’explique l’économiste Eric Heyer, directeur du département Analyse et prévision de l’OFCE :
« Pour que cette baisse du chômage soit réellement vertueuse, il faut qu’elle soit associée à une hausse du taux d’emploi. Si ce n’est pas le cas, cela peut vouloir dire qu’un certain nombre de personnes, découragées, sont sorties du marché du travail, elles ne sont plus actives, et font donc baisser artificiellement le taux de chômage. »
Cette condition semble néanmoins remplie en ce moment en Europe : la baisse du chômage s’accompagne bel et bien d’une hausse du taux d’emploi.
Le nombre d’emplois atteint en effet des sommets à l’échelle de l’Union européenne : fin 2022, il était supérieur de 3,7 millions à son niveau enregistré fin 2019, juste avant la crise du Covid. Le taux d’emploi, c’est-à-dire la proportion de personnes occupées, bat également des records, malgré une légère inflexion au troisième trimestre 2022 : 69,5 % en septembre 2022 au sein de la zone euro, soit 1,8 point de plus qu’il y a trois ans, avant la déferlante du coronavirus.
« On peut dire que l’on se rapproche du plein-emploi, commente l’économiste française Florence Pisani, directrice de la recherche économique à Candriam. Si on regarde le taux d’emploi de la tranche d’âge des 25-54 ans, c’est-à-dire le cœur de la population en âge de travailler, il est très élevé en Allemagne (86 %), mais c’est vrai aussi dans le reste de la zone euro où il est au plus haut (81,2 %), plus élevé qu’en 2007, avant la grande crise financière. Quant au taux d’emploi des 54-65 ans, il est nettement plus bas, mais il monte continûment, et a atteint 62,9 % dans la zone euro et 73,8 % en Allemagne. Le marché de l’emploi est tendu. »
Recul démographique et de la productivité
Bref, tous les indicateurs sont au vert, y compris le chômage de longue durée ou encore le sous-emploi, tous deux orientés à la baisse. Qu’est-ce qui explique un tel alignement des planètes ?
Premier élément à entrer en ligne de compte : la démographie. En 2021, la population âgée de 15 à 64 ans a diminué de 0,6 % dans la zone euro par rapport à l’année précédente et de 0,7 % dans l’Union européenne. Le phénomène est particulièrement marqué en Italie et en Slovénie (– 1,9 %), mais aussi en Pologne (– 1,2 %) ou encore en Allemagne (– 0,5 %), tandis que la France n’est pas épargnée (– 0,3 %).
« Dans les années 1980, la population en âge de travailler augmentait assez fortement, de 0,7 point chaque année, explique Eric Heyer. Pour faire baisser le taux de chômage, il fallait donc créer d’autant plus d’emplois pour compenser. Avec une population qui baisse ou qui stagne, c’est beaucoup plus simple : on a besoin de moins de créations de postes pour faire baisser le chômage. »
« Si je résume, complète Eric Heyer, on a besoin de moins d’emplois pour faire baisser le chômage et on a besoin de moins de croissance pour créer des emplois. Cela veut dire que, globalement, on a besoin de beaucoup moins de croissance pour faire baisser le chômage. Et c’est vrai pour tous les pays européens. »
De fait, la bonne tenue du marché du travail contraste fortement avec celle de l’activité économique, qui reste atone dans la zone euro. Le produit intérieur brut (PIB) y a augmenté de seulement 0,1 % au dernier trimestre de 2022, après un petit 0,3 % au trimestre précédent. Et la plupart des analystes tablent sur un recul de la croissance de la zone euro début 2023.
Ces piètres performances économiques ont été compensées par une dégradation encore plus forte qu’auparavant des gains de productivité. Ils ne se contentent pas de ralentir, ils sont carrément devenus négatifs dans de nombreux pays européens.
Et la France est particulièrement touchée : au troisième trimestre 2022, la productivité par tête se situait nettement sous son niveau d’avant la crise sanitaire (– 3,8 % par rapport à 2019, selon l’Insee). Ce qui veut dire que l’emploi y a progressé plus vite que l’activité.
« Quand la productivité ne se contente pas de ralentir, mais baisse, l’effet est encore plus fort, détaille Eric Heyer. C’est ce qui a permis de créer beaucoup d’emplois ces derniers temps. » Un constat partagé par l’économiste Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis :
« Le recul de la productivité du travail a l’avantage de conduire les entreprises à créer beaucoup d’emplois pour le compenser. Cela est d’autant plus positif que c’est le taux de chômage des personnes les moins qualifiées qui recule le plus et le taux d’emploi des personnes les moins qualifiées qui augmente le plus quand les créations d’emplois sont nombreuses », détaille-t-il dans une note de recherche 2.
Dans la zone euro, le taux de chômage des non-diplômés est certes toujours deux fois plus élevé que la moyenne (11,7 % au troisième trimestre de 2022), mais il a fortement diminué depuis la fin de la pandémie (– 3,1 points depuis début 2021).
« Mais cela ne peut pas être durable, avertit Eric Heyer. On ne peut pas rester trop longtemps avec des gains de productivité négatifs, on va revenir à des gains positifs, peut-être plus faibles qu’avant la crise, mais il y aura tout de même une augmentation du niveau de la productivité. » C’est notamment pour cette raison que l’OFCE anticipe un retour de la hausse du chômage en 2023, dans quasiment tous les pays européens.
Horizon plein-emploi
Florence Pisani anticipe, elle aussi, un ralentissement à venir des créations d’emplois dans la zone euro, qui sera accentué par la politique monétaire davantage restrictive de la Banque centrale européenne (BCE). Mais pas forcément une hausse du chômage, en raison de la baisse de la population en âge de travailler en Europe, qui va s’accentuer. En témoigne l’exemple italien : en 2030, la population d’âge actif aura chuté de 1,98 million de personnes, selon Istat, l’Institut national de statistique.
« De fortes incertitudes macroéconomiques demeurent, communes à tous les pays européens, telles que l’inflation, l’évolution du coût des matières premières, le PIB national et mondial, explique Cristina Tajani. Mais en Italie, le problème majeur reste le déclin démographique qui, pour la première fois depuis que la courbe des taux de natalité a commencé à baisser, se répercute directement sur le marché du travail. »
L’Italie est loin d’être le seul pays concerné. En Allemagne, le nombre de personnes disponibles sur le marché du travail diminuerait de plus de sept millions d’ici à 2035, selon les calculs de l’IAB. En France, selon les dernières projections de l’Insee, la population active va augmenter moins vite pendant les deux décennies à venir, avant de diminuer nettement à partir de 2040. « On finira tout de même par arriver au plein-emploi, dans quelques années, mais pour des raisons démographiques », confirme Eric Heyer. Avant d’ajouter : « Sauf, bien sûr, si les réformes des retraites se multiplient en Europe, à l’image de ce qui se passe en France. »
https://www.alternatives-economiques.fr/leurope-route-vers-plein-emploi/00106751