Accidents du travail : le cadeau du gouvernement au patronat
L’article 39 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale limite la portée de la faute inexcusable de l’employeur : une indemnisation réduite pour les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles et aucune pénalité financière supplémentaire pour les patrons négligents.
« Nous sommes tombés de l’armoire ! » Michel Ledoux, avocat du cabinet éponyme, grand défenseur des victimes de l’amiante, ne digère toujours pas la nouvelle :
« C’est l’une de nos collaboratrices qui nous a alertés. Vous avez lu cet article 39 du PLFSS [projet de loi de financement de la Sécurité sociale, NDLR], nous a-t-elle demandé ? Il ferme la porte à l’indemnisation supplémentaire que peuvent obtenir les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles en cas de faute inexcusable de l’employeur. »
Une décision d’autant plus incompréhensible pour l’avocat que la Cour de cassation a rendu le 20 janvier dernier deux arrêts d’une portée capitale. Ces décisions actaient enfin l’obligation pour les employeurs responsables de manquements graves de payer une indemnisation en plus de la rente accordée par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale.
L’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva) et la Fnath, l’association des accidentés de la vie à l’origine d’un livre blanc sur la réparation des victimes des accidents du travail et des maladies professionnelles, ont salué ce revirement de jurisprudence important. Car en 2009, les magistrats de cette même Cour avaient considéré de manière assez surprenante que cette rente forfaitaire, dite « duale », devait couvrir tous les dommages subis par le salarié : à la fois la perte de revenus et l’incapacité professionnelle, mais aussi le « déficit fonctionnel permanent », c’est-à-dire toutes les souffrances physiques et morales endurées par la victime dans sa vie de tous les jours.
« La réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles est un sujet effroyablement technique et compliqué, reconnaît Michel Ledoux. Il faut comprendre que depuis 1898, une indemnisation forfaitaire, fondée sur le salaire, est octroyée au salarié en fonction de ce qu’on appelait à l’époque la perte de la capacité ouvrière. Pour faire une analogie, l’ouvrier était assimilé à une machine qui fonctionnait à 100 %. Dès lors qu’il ne marchait plus qu’à 20 %, on l’indemnisait en conséquence. Cette protection s’est progressivement étendue aux maladies professionnelles. »
Avantage de ce système pour les salariés, ils n’ont pas à apporter de preuve, ni à entamer de longues démarches pour faire reconnaître l’accident du travail. Les employeurs s’y retrouvent également puisque cette rente forfaitaire et viagère – octroyée tout au long de la vie – est prise en charge par la branche AT-MP, exclusivement financée par des cotisations patronales. Le risque est mutualisé et l’employeur n’a pas à dépenser un centime de plus. Hormis en cas de faute inexcusable. Un salarié peut alors obtenir en justice des dommages et intérêts complémentaires.
Depuis les arrêts de janvier 2023, les planètes s’étaient donc à nouveau alignées pour que les victimes soient mieux indemnisées.
« Dans l’une des affaires jugées par la Cour de cassation, que le cabinet a défendue, la famille d’un salarié décédé après avoir inhalé des poussières d’amiante au travail a pu toucher une indemnité de 70 000 euros. Si cet article 39 est voté en l’état, c’est terminé. Ni les victimes, ni leurs ayants droit ne pourront bénéficier de ces dommages et intérêts. C’est un retour en arrière désastreux », alerte Michel Ledoux.
Autre exemple concret, hier, la Cour d’appel de Rennes a accordé 350 000 euros de dommages et intérêt à un salarié atteint d’une péricardite sévère due à l’amiante. Un coût supporté par l’employeur. Avant les arrêts du 20 janvier 2023, l’homme, qui ne pourra plus jamais retravailler – son taux d’incapacité (IPP) a été fixé à 100 % –, avait obtenu en première instance seulement 50 000 euros, le préjudice lié au déficit fonctionnel permanent étant compris dans la rente duale.
La loi reviendrait ainsi à rayer d’un trait de plume toutes ces avancées judiciaires et à permettre aux employeurs négligents de ne plus mettre la main au portefeuille. Dans le PLFSS 2024, l’exposé des motifs est très clair :
« Les victimes AT‑MP de droit commun percevront une rente couvrant de manière certaine ces deux types de préjudices [perte de capacité professionnelle et déficit fonctionnel permanent, NDLR], et en cas de faute inexcusable de l’employeur, l’employeur ne sera pas seul à supporter la charge financière d’un préjudice fonctionnel déjà en partie couvert par la rente AT‑MP. »
Première à sonner le tocsin, l’Andeva a immédiatement publié un communiqué : « le gouvernement fait un gros cadeau au patronat sur le dos des victimes et de la prévention ». Tous les ans, près de 650 000 personnes sont accidentées au travail et plus de 50 000 maladies professionnelles sont reconnues. Et dans 3 000 cas, la faute inexcusable est obtenue en justice. Il s’agit souvent de pathologies sévères et de cancers professionnels, lourds de conséquences pour les salariés concernés.
Boulette syndicale
Problème, le gouvernement qui s’était engagé à retranscrire fidèlement dans la loi les termes des accords nationaux interprofessionnels (ANI) signés par les partenaires sociaux peut se targuer d’avoir respecté le texte de l’accord AT-MP paraphé le 15 mai dernier et, une fois n’est pas coutume, par toutes les organisations syndicales et patronales. « Que ce soit par le Conseil constitutionnel en 2010 ou par la Cour européenne des droits de l’homme en 2017, le principe de la réparation forfaitaire prévu par le livre IV du code de la sécurité sociale, même en cas de faute inexcusable, a été reconnu conforme à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme », est-il précisé, page 21.
« Les partenaires sociaux sont attachés à ces principes découlant de ce compromis historique et rappellent que leur objectif premier est de faire en sorte que les victimes bénéficient d’une juste réparation à la hauteur de leur situation. Ils demandent à ce que les derniers arrêts de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 qui interrogent certains aspects de la réparation ne remettent pas en cause ce compromis », martèlent encore les signataires.
Les organisations syndicales n’y ont-elles vu que du feu ? Prises de court par cet article 39, elles réaffirment que leur intention était d’améliorer la réparation financière, d’accorder plus de moyens pour la prévention et de renforcer le poids des partenaires sociaux dans la gouvernance de la branche AT-MP.
Elles se sont félicitées de pouvoir mieux piloter la branche grâce à la transformation de la commission AT-MP en conseil d’administration paritaire. Et elles ont exprimé leur volonté d’aller vers une réparation des accidents et des maladies professionnels plus juste, en harmonisant les procédures et les niveaux de rentes, et en engageant la réflexion sur des règles d’indemnisation disparates.
« C’est pour améliorer le système que nous avons signé l’ANI, se défend Eric Gautron, secrétaire confédéral Force ouvrière en charge de la protection sociale. Cet article 39 est un détournement de l’esprit de l’accord. Nous sommes vent debout contre cette disposition. Trois personnes meurent tous les jours en France à cause du travail. Le gouvernement diffuse des spots télé pour éviter ces drames et il ferait voter ça, c’est incohérent. »
Pour Jocelyne Cabanal, son homologue à la CFDT, les partenaires sociaux doivent pouvoir peser plus dans la fixation du montant des rentes.
« Nous ne disons pas qu’il faille retirer l’article 39, le principe de la rente duale doit être conservé mais en aucun cas, nous n’avons demandé qu’elle soit plafonnée pour les victimes de faute inexcusable. On parle de la vie des gens et de morts au travail. Barémiser la rente pour ces salariés reviendrait à provisionner le coût de la négligence en santé et sécurité du travail », s’indigne la secrétaire nationale.
Reste qu’il est antinomique, juridiquement, de vouloir qu’une rente duale forfaitaire comprenne tous les préjudices et réclamer une indemnité en sus.
« Encore une fois, la matière est très complexe et il est facile de se faire rouler dans la farine, poursuit Michel Ledoux. Vu de loin, l’accord AT-MP peut paraître favorable, concède l’avocat. Reconnaître d’emblée et sans réserve le caractère dual de la rente, c’est-à-dire à la fois l’incapacité physique et le préjudice occasionné par les souffrances physiques et morales, pourquoi pas ? Mais en l’état, cela exclut les victimes de faute inexcusable. Il faut retirer cet article d’urgence et prendre le temps d’examiner comment améliorer réellement la réparation. »
Vice-président de l’Andeva et rédacteur en chef du site Santé & Travail, François Desriaux juge lui aussi que la rédaction de l’ANI du 15 mai dernier est très ambiguë :
« Si je comprends la volonté des organisations syndicales d’améliorer la réparation forfaitaire, il ne paraît pas sain pour la justice sociale et pour l’incitation à la prévention que cela se fasse au détriment de l’indemnisation de la faute inexcusable. Pour les travailleurs atteints d’un cancer professionnel, la chute de l’indemnisation sera spectaculaire et ce n’est pas acceptable pour les familles des 100 000 morts de l’amiante. De plus, dans la rédaction actuelle du PLFSS, il n’est pas du tout certain que l’amélioration de la réparation pour les victimes d’AT-MP qui ne font pas l’objet de faute inexcusable soit au rendez-vous. Il est écrit noir sur blanc que l’amélioration de la rente impliquerait nécessairement une diminution de l’assiette de salaire prise en compte pour que soit compensée l’introduction de la part fonctionnelle. Autrement dit, pour financer ce préjudice dans la rente duale, on prend d’un côté ce qu’on donne de l’autre. »
D’autant qu’aujourd’hui, les rentes accordées sont loin d’être faramineuses. En dessous d’une incapacité de 50 % (et c’est l’immense majorité des cas), la rente est calculée en fonction de ce taux d’IPP divisé par deux.
« Prenons une ouvrière souffrant d’un trouble musculosquelettique aux épaules avec un taux d’IPP de 20 %. C’est très handicapant, il est impossible de lever les bras, de se coiffer seule et encore plus de retrouver un travail, rappelle ce spécialiste de la santé au travail. A supposer que cette femme gagne 1 700 euros, elle touchera une rente de 170 euros par mois. L’article 39 pourrait encore aggraver son cas. Non seulement il est dangereux pour toutes ces personnes mais il l’est aussi pour les victimes de faute inexcusable et c’est cela que les partenaires sociaux n’ont pas vu. »
Petits patrons avantagés
Sauf, bien entendu, les premiers intéressés. Tous les regards se sont d’emblée tournés vers les employeurs, et plus précisément la CPME qui défend les plus petites entreprises, suspectée d’avoir orchestré un lobbying anti arrêts du 20 janvier 2023 auprès du gouvernement. Eric Chevée, vice-président CPME en charge des affaires sociales, dément une quelconque pression de son organisation sur le gouvernement pour obtenir cet article 39 mais il se satisfait que l’exécutif ait repris « avec beaucoup d’enthousiasme » la transposition mot pour mot de l’accord AT-MP dans la loi.
« Il était primordial que le caractère dual de la rente soit réaffirmé parce qu’à défaut, c’est le compromis historique de 1898 qui explose. Nous payons une cotisation qui nous permet de nous assurer sur une partie du risque. Je rappelle que sur 14 milliards de cotisations, 11 milliards servent à payer des rentes. Mais si ce n’est plus le cas, on ira s’assurer ailleurs et le chacun pour soi dominera. Pour les salariés, ce sera la loterie nationale, ils obtiendront une réparation au petit bonheur la chance et pour les entreprises, ce sera la roulette russe. On ne perd pas à tous les coups mais quand on perd, on disparaît. »
Le représentant de la CPME se déclare « très remonté ». « Entre la Cour de cassation qui juge qu’il faut accorder des congés payés même en cas d’arrêt maladie et le Medef qui a tout lâché lors de la dernière négociation Agirc-Arrco, nous prenons très cher en ce moment et nous estimons que ça suffit », poursuit-il.
Les petites et moyennes entreprises qui n’ont pas la surface financière des grands groupes et ne disposent pas d’une armada d’avocats risquent-elles la faillite ?
« Il est totalement faux de dire que les procès perdus en faute inexcusable provoquent des liquidations en cascade. La grande majorité des entreprises sont assurées contre ce risque précisément. Par ailleurs, le fait de "punir" les employeurs négligents en les touchant au portefeuille est un aiguillon fort pour que tout le monde s’implique dans la prévention », précise Michel Ledoux.
Dans les prochains jours, le sujet devrait être abordé dans un rapport remis par le député LFI François Ruffin, rapporteur de la commission AT-MP. En attendant, les tractations se poursuivent en coulisses pour que le gouvernement retire cet article 39. Car les associations de victimes des accidentés de la vie le savent bien, les amendements ne suffiront pas pour modifier le texte, le PLFSS a toutes les chances d’être adopté via le 49-3 et dans la version souhaitée par l’exécutif.
Source : https://www.alternatives-economiques.fr/accidents-travail-cadeau-gouvernement-patronat/00108375